(« Mort à Venise », c’était déjà pris !)
« Vaporetto », « lagune », « Grand Canal »…, si ces mots vous évoquent quelque chose, bienvenue dans la plus célèbre des « villes lacustres » et dans l’univers noir de Donna LEON, Vénitienne d’adoption depuis plus de vingt ans et auteur américaine de polars se passant tous à Venise.
« Mort en terre étrangère » (titre original : « Death in a strange country ») est le deuxième roman de Donna LEON, paru aux Etats-Unis en 1993, un an après « Mort à la Fenice » qui l’avait fait connaître).
De piste en piste, l’enquête du commissaire Brunetti…
L’histoire de « Mort en terre étrangère » commence tôt un matin avec la découverte d’un corps flottant dans le canal en face de Zanipolo, quartier du Canareggio, et on a beau être en septembre, un Américain mort flottant dans le canal, qui plus est poignardé en plein cœur d’un geste professionnel, risque d’avoir des conséquences néfastes sur le tourisme ! Les ennuis ne s’arrêtent pas là, puisque l’Américain en question est un jeune engagé de la base militaire américaine de Vicence, « où vivaient des dizaines de milliers de soldats américains et leurs familles, encore aujourd’hui, cinquante ans après la fin de la guerre » (p.35)… C’est pourquoi, lorsque le palazzo d’un riche homme d’affaires milanais est cambriolé et trois tableaux de maître dérobés, le vice-questeur Patta tente en vain de détourner le probe et idéaliste Commissaire Guido Brunetti, – héros récurrent de Donna LEON -, de son enquête, plutôt que d’ « ennuyer les Américains » (158, 161).
Objet de pressions diverses, l’enquête progresse difficilement et il faut attendre la page 197 (sur 309 au total !) pour être enfin mis sur la piste – par l’intermédiaire d’un simple courrier envoyé à Brunetti par une morte, et contenant toutes les preuves ! – d’un trafic international de déchets toxiques dans lequel gouvernements italien, américain et même la mafia pourraient bien tremper de concert (253) … Rien que ça ! Mais il faut noter qu’à cette étape du livre, n’importe quelle autre piste aurait fait l’affaire !…
Entre temps, nous aurons pris deux fois le train pour aller à Vicence, passé plusieurs fois le pont du Rialto à bord de la vedette de la police, accompagné Brunetti dans les ruelles étroites de Venise pour rejoindre à pied son bureau ou son domicile, goûté la polenta (65) et le « risotto con zucca » (143) de Paola, sa femme, bu un verre de cabernet accompagné de crevettes grillées et de tramezzini jambon-artichaut au bar Do Mori (107), dîné de fruits de mer et de poissons au restaurant du Casino avec sa belle-famille (112), bu un cappuccino au Rosa Selva qui sert « le meilleur café de la ville » (150) et même rendu visite à la mère d’un voyou sicilien dans le quartier de San Boldo, qui lui sert un café mémorable, accompagné de gâteaux, de bonbons et d’un petit verre de Marsala… (177)
« Polar touristique »…
Car c’est ça, Donna LEON ou une enquête habituelle du Commissaire Brunetti : autant de « noir » et de polar que de promenades, de personnages, d’humeurs, de couleurs, d’odeurs et de saveurs dans une Venise qui fascine le monde entier. Pas la Venise du Carnaval et des hauts lieux touristiques, mais tout de même, décrites par le détail et comme illustrées, toutes les bonnes adresses de Donna LEON à Venise…
Un vrai guide touristique ! Jusqu’au Casino, dont elle nous indique l’arrêt du vaporetto et nous lit complaisamment la carte du restaurant, et où Brunetti, à sa grande surprise, gagnera même « plus de 3 millions de lires » à la roulette ! (118) Un bon signe pour l’enquête ? – A moins que ça ne fasse aussi partie de la brochure touristique !…
Qu’elle soit – ou non – un auteur de polar de premier plan, Donna LEON est au moins sûre d’être lue et suivie par de nombreux guides et touristes amateurs de visites à thème. Un livre de recettes de cuisine vénitienne et des itinéraires de visite inspirés des polars de Donna LEON sont d’ailleurs déjà parus (Voir ci-dessous, rubrique « En Savoir plus »)
Enorme succès en Allemagne, les enquêtes du Commissaire Brunetti ont été adaptées par la chaîne de télévision allemande ARD sous le curieux titre de « Donna Leon » (l’auteur plus célèbre que son personnage ?). En France, la série TV policière a été diffusée sur France 3 à partir de fin juin 2010, sous le titre « Commissaire Brunetti, Enquêtes à Venise »).
Je n’ai pas vu cette série allemande. Les photos ne sont pas très engageantes… On espère juste que Venise y soit un peu plus animé et joli à regarder que le Münich de L’inspecteur Derrick !
« Pourquoi pleures-tu, Guido ? » *
Au-delà du charme particulier de Venise, de l’art de vivre à l’italienne et des différences culturelles essentielles qu’une Américaine ne peut manquer de souligner, l’intrigue de ce deuxième roman « Mort en terre étrangère », parce qu’elle prend pour décor une base militaire américaine en territoire italien et pour thème les scandales de l’écologie mondiale, est source de réflexions critiques d’une toute autre dimension. Et si l’Italie et les Italiens en prennent souvent pour leur grade dans les livres de l’Américaine Donna LEON (au point qu’elle déclare refuser d’être traduite en italien !), il est intéressant de constater que celles-ci n’excluent pas l’autocritique !
A propos de la base militaire US de Vicence (Vicenza), tout d’abord (elle existe vraiment !), qu’elle décrit comme une vraie ville de 5.000 habitants avec son cinéma, sa piscine, ses écoles, son hôpital et même son Burger King ! Un « petit village américain au cœur de l’Italie » (94) ou, comme le dit le chef local des carabiniers : « C’est l’Amérique, ici, commissaire. C’est ce que nous allons tous devenir, j’en ai peur… L’Amérique. » (87)
A propos de la politique d’exportation de déchets toxiques des Etats-Unis, ensuite, qu’elle n’hésite pas à dénoncer :
« Des déchets américains. Des déchets de l’armée américaine. Convoyés jusqu’en Italie pour y être abandonnés. Secrètement. » (240)
D’où ces réflexions économiques et politiques admiratives à l’égard des allemands, dures à l’égard de l’Italie, douces-amères pour l’Europe en général…
Par leur négligence (non respect des règles, douanes comme des passoires…), leur goût naturel pour les combines, leur acceptation des pressions politiques ou maffieuses, les Italiens ont laissé se produire sur leur territoire un trafic de déchets toxiques hyper dangereux (dont la victime dans le livre est un enfant).
L’un des personnages, le major Ambrogiano, compare notamment l’Italie et l’Allemagne :
« Les Allemands sont beaucoup plus stricts sur ce genre de question. Les écologistes disposent chez eux d’un véritable pouvoir. Si jamais quelqu’un entendait parler d’une affaire pareille en Allemagne, le scandale serait énorme. […] Ici, en Italie, tout le monde se fiche de ce qu’on jette dans la nature ; si bien qu’ils n’ont qu’à enlever les identifications ; si jamais on trouve le dépotoir, on ne pourra faire aucun rapprochement avec les Américains, les gens diront qu’ils ne savaient rien, et personne ne prendra la peine d’enquêter. » (…) (243)
Jusqu’à cette étonnante prise de conscience :
« Nous, on essaie de fourguer nos ordures aux pays du tiers-monde. Qui sait si pour les Américains, nous ne sommes pas un pays du tiers-monde ? A moins que tous les pays qui ne sont pas les Etats-Unis soient des pays du tiers-monde, à leurs yeux. » (243)
Quand Brunetti demande à son beau-père qui a beaucoup de relations ce qu’il sait de ce trafic, le comte Orazio tente la langue de bois, la menace, avant de reconnaître sans trop de difficulté le conflit d’intérêts, et répond ainsi à ses accusations d’indifférence:
« Non, ça ne me laisse pas indifférent, Guido, mais pas de la même façon que toi. Tu t’es débrouillé pour conserver encore quelques lambeaux d’optimisme, en dépit du travail que tu fais. Moi non. Ni pour moi, ni pour mon avenir, ni pour ce pays et son avenir. » (255) Et plus loin : « Nous sommes une nation d’égocentriques. C’est notre gloire, mais ce sera aussi notre perte, car pas un seul de nous n’est capable de se vouer corps et âme au bien commun. Les meilleurs d’entre nous parviennent à se sentir responsables de leurs familles, mais en tant que nation, nous sommes incapables d’en faire davantage ». (255-256)
Tout est lié dans les affaires que traite Brunetti, et c’est une Italie en grave crise de confiance et de courage que décrit Donna LEON. Une Italie où l’on n’hésite pas à faire supprimer tous les témoins gênants (le charmant petit couple de militaires américains, ou encore Ruffolo, un jeune voyou de seulement 26 ans), à falsifier les preuves pour enterrer une enquête, à exiler et ruiner la carrière d’un fonctionnaire… La seule possibilité qui reste à Brunetti dans ces circonstances est de jouer, lui aussi, de ses relations pour tenter d’adoucir le tableau, tout en constatant son impuissance…
D’un coup, les romans de Donna LEON apparaissent plus complexes et profonds qu’ils ne le semblaient au premier abord…
*C’est la dernière phrase du livre (p.309)
A suivre…
la présentation critique de 2 autres romans de Donna LEON, par mes amies Caroline et Sylvie :
- « De Sang et d’Ebène » (Titre original : Blood from a Stone), sorti en 2005
- « Le Cantique des Innocents » (Titre original : Suffer the Little Children), sorti en 2007
En Savoir plus :
- Acheter et lire les polars de Donna LEON
- Lire sur son blog le très bon article d’Alexandre CLEMENT sur « Donna Leon, Américaine transplantée »
- Site officiel de la série TV « Commissaire Brunetti : Enquêtes à Venise » sur le site de France 3
- Pour une visite de Venise dans les pas du Commissaire Brunetti, achetez le livre-guide de Toni SEPEDA : « Venise, sur les traces de Brunetti : 12 promenades au fil des romans de Donna Leon » (Ed. Points Policier), préfacé par Donna LEON
- Pour des recettes de cuisine vénitienne inspirées des polars de Donna LEON et introduites par des textes inédits de l’auteur de polars, achetez le livre de Roberta PIANARO : « Brunetti passe à table »
(Ed. Points Policier)