“Notre Quelque Part” de Nii Ayikwei Parkes…

« Les Experts » à l’épreuve des contes et mystères africains…

Une chronique de Christophe ONO-DIT-BIOT entendue sur France Info le 24/04/2014 et je suis tombée amoureuse de ce « polar » ghanéen magnifiquement écrit et traduit : « Notre Quelque Part » de Nii Ayikwei PARKES (titre original : « Tail of the blue Bird »), tout juste paru dans sa traduction française aux Editions Zulma !

Quelques belles heures de lecture plus tard – plus un fou-rire toute seule dans le métro ! – et me voilà prête à livrer mes notes (enthousiastes)…

« Monsieur-Un-Homme-en-Vaut-Mille »…

Que faire quand on est un jeune légiste, dans un pays où « la médecine légale [excède les] besoins » et où « le taux de résolution des affaires criminelles [est] de quatre-vingt-dix-neuf pour cent, et ce grâce à des procédures d’interrogatoire ‘spécialisées’ » ? (dixit l’officier de police qui le reçoit en entretien). (46)

Rentré au Ghana après ses études à l’Imperial College of Science, Technology and Medicine de Londres, Kayo Odamtten (45), de son vrai nom Kwadwo Okai Odamtten (82), est un « Monsieur-Un-Homme-en-Vaut-Mille » (110), un « revenu-d’Europe » ou un « been-to », comme on l’appelle chez lui (81), – bref, un universitaire diplômé de médecine légale (83-84) qui ne rêvait que d’une chose : « travailler pour la police » (40) de son pays et qui végète dans un laboratoire d’analyses biochimiques pour payer les études de ses frère et sœur (36-38).

Aussi quand la police l’appelle au téléphone pour lui demander son aide dans cette mystérieuse affaire découverte dans l’arrière-pays près de Tafo, tout ce qu’il trouve à répondre est : « Suis-je un suspect ou un témoin ? » (C’était l’objet du fameux fou-rire !!!)

L’affaire : un morceau de chair en décomposition retrouvé dans la case d’un certain Kofi Atta, disparu depuis un mois : « un bébé mort » (23) ?, « de la matière placentaire ? » (29), des « restes humains » (105) ?

« La chose » (23) ayant été découverte par la maîtresse d’un ministre, l’inspecteur principal Donkor, ambitieux et manipulateur retors (voir la scène avec la Presse à la fin du livre (288-292)), flaire une occasion d’avancement (101) et Kayo se trouve rapidement confronté à l’extrême corruption de son pays :

« Ces gens ne vous accordaient de jouir de vos droits civiques qu’au gré de leur fantaisie ; l’inspecteur principal n’avait nullement l’intention d’honorer la promesse qu’il lui avait faite dans son bureau ; la liberté ne lui serait réellement rendue que s’il accédait à toutes ses exigences » » (157)

Fasciné par « Les Experts » (sa somptueuse résidence d’Accra s’orne d’une « gigantesque antenne satellite » (150)), l’Inspecteur principal Donkor veut faire de Kayo « son homme » à l’intérieur de la police (295), lui donne du « mon jeune Expert » (153, 293) et insiste pour obtenir un rapport d’enquête complet pour le ministre, « Style… « Les Experts » (102) :

« Ne revenez pas sans m’avoir concocté une expertise et un rapport d’enquête en béton – style Les Experts. » Tendant la main sous sa gorge, il lui releva la tête par le menton. « Vous pensez que vous pouvez faire ça pour moi ? » (157)

Alors il y a effectivement dans « Notre Quelque Part » une enquête dans le style des « Experts ». Quand les investigations commencent dans le village de Sonokrom, Kayo y arrive avec « sa mallette argentée d’expert » (63-65), sort étiquettes et gants pour procéder à la numérotation et l’ensachage des indices, au relevé d’empreintes dans la case de Kofi Atta le planteur de cacao, aux photos et au relevé topographique grâce auquel il modélisera même la scène de crime ; il sort lunettes filtrantes et torche à UV pour repérer les fluides corporels, prend des échantillons à la seringue et s’intéresse aux larves (112-123). On apprendra même que dès son arrivée au village, K. a profité de toutes les occasions qui lui étaient données pour prélever à leur insu l’ADN des habitants en vue d’une comparaison (218-219).

Mais en enfant du pays, c’est d’abord le vieux chasseur Yao Poku qu’il va voir pour demander respectueusement au chef du village l’autorisation d’enquêter (110-112), puis, la scène de crime exploitée, le féticheur Oduro pour savoir comment disposer des restes :

« Quand j’ai vu ce que Kwadwo a fait comme ça, j’ai pensé que le garçon là connaît vraiment le respect. Comme j’ai déjà dit quand j’ai commencé à raconter cette histoire, la chose qui était dans la case de Kofi Atta là, on ne doit pas regarder ça si on ne possède pas les pouvoirs qu’il faut, et c’est Oduro seul qui sait traiter ce genre d’affaire. Si nous voulons sortir de ce problème qu’une fille dans sa jupe petit petit comme ça et ses jambes maigres a apporté chez nous, c’est Oduro qui sera notre meilleur guide. Voilà pourquoi j’étais content quand le garçon Kwadwo a demandé à consulter notre féticheur » (125)

Et Il lui parle dans sa langue, la langue Twi (111) et non en « grand anglais » (25), comme ces « policemans » (17) débarqués la veille :

« Les autres policemans étaient déjà descendus de leurs voitures. Tous les policemans là – un, un, un jusqu’à neuf, en habits tout noir noir dans notre village dès le jeune matin là ? […] – Toi là, tu parles anglais ? » (17-18)

et que l’ancien voit d’un œil amusé revenir subitement à leur langue natale quand ils font la macabre découverte :

« Et quand la peur t’attrape comme ça, ce qu’elle va chercher en dedans, c’est ton premier cri, la langue de ta mère » (22-23)

Langues, histoires et vérité…

Ainsi que l’a noté très justement Claire Placial en hommage à la traduction française de Sika FAKAMBI, « on lit avec les oreilles » ce merveilleux roman de Nii Ayikwei PARKES et ce n’est pas le moindre des talents de l’auteur ou de sa traductrice. Au sergent qui l’accompagne pendant toute sa mission et qui se reprend pour lui parler anglais, Kayo répond d’ailleurs :

« Garba, ça m’est parfaitement égal que vous parliez en pidgin, en twi ou en anglais. Je veux juste savoir pourquoi vous courez » (125).

Nii Ayikwei PARKES - Photo © éd. Zulma

Mais comme il y a plusieurs langues dans « Notre Quelque Part », – au départ, de l’anglais littéraire, parlé, du pidgin ghanéen, du twi… – et aussi des chants d’oiseaux, d’enfants, de la musique (écoutée à la radio ou provenant de la forêt, comme jouée sur un mystérieux xylophone géant), il y a plusieurs narrateurs et aussi plusieurs histoires dans ce livre. On peut ainsi découvrir une dizaine d’histoires ou de versions de la même histoire, proposées sous différentes formes :

  1. le récit de l’ancien du village, le chasseur Yao Poku, qui ouvre le livre à la 1ère personne
  2. le récit à la 3ème personne qui épouse plus ou moins le point de vue de Kayo
  3. les proverbes traditionnels hérités des Aînés, dont on nous dit que Kayo avait toujours pensé qu’ils « n’étaient que des paroles faciles pour l’embobiner, mais [qu’]à présent leur éloquence vive l’impressionnait » (227)
  4. les « contes » du vieux chasseur, livrés autour de vin de palme : celui de Tintin et de son xylophone grand comme un orgue caché au milieu de la forêt, et celui de Kwaku Ananse et de sa fille Mensisi (174-193, 227-264), si proche en fait de l’histoire de Kofi Atta et de sa fille
  5. le fameux rapport d’enquête style « Les Experts » (282-287), mis au point par Kayo avec un art consommé pour répondre à la commande du chef de la police, sorte de « version officielle » qu’il fait apprendre et commente au sergent Garba, en la lisant à haute voix « comme une histoire » (281), et qu’il confie sous forme de rumeur, de « on-dit », à Yao Poku et sa femme pour qu’elle fasse « son chemin jusqu’à ceux qui ont besoin de la connaître » (279-280)
  6. les différents scénarios échafaudés par Donkor pour justifier ses actions les plus arbitraires (96-97, 297)
  7. ou la version donnée par la Presse (290).

L’histoire, les histoires, la manière d’écrire ou de raconter une histoire (et aussi de l’oublier) est clairement l’un des sujets du livre et le commentaire du Sergent Garba sur le rapport d’enquête établi par Kayo :

« Oh, je vais souvenir, Monsieur Kayo, y a pas problème. C’est une très bonne histoire. » (287)

n’est pas sans rappeler la problématique de l’écrivain dans « Castle » : qu’est-ce qu’une bonne histoire ?

Terminant son conte, le sage Yao Poku commente :

« Hmm. Qu’est-ce que je vais vous dire encore ? C’est ça mon histoire. Et comme toutes les histoires, c’est une histoire qui parle d’oublier. Si nous cessons d’oublier, alors il n’y a plus d’erreurs, et il n’y a plus d’histoires. » (265)

Au milieu du roman, donc, le conte de Kwaku Ananse, de l’homme mauvais et de sa punition, se superpose à l’enquête de Kayo sur Kofi Atta, comme pour le mettre sur la piste de la vérité dans cette affaire. Le conte se termine en effet sur une sorte d’avertissement, en même temps que le thème se déplace de la langue et des histoires vers la question de la vérité.

Kayo : « Donc, l’histoire que vous nous avez racontée là, c’est vrai ? C’est l’histoire de Kofi Atta ? Le chasseur soupira. « Ah. Peut-être c’est ça l’histoire que tu cherches. Mais ce n’est pas moi qui peux te dire si c’est vrai. Je te raconte une histoire seulement. Sur cette terre ici, nous devons bien choisir quelle histoire nous allons raconter, parce que l’histoire là va nous changer. Ca va changer comment nous allons vivre après » (268-269)

« Toi ici là, tu expliques la mort ? »

La vérité n’est clairement pas le souci de l’inspecteur principal de police Donkor, qui l’explique d’emblée à Kayo :

« La vérité ne m’intéresse pas, jeune homme. Ce qui m’intéresse, ce sont les résultats. Vous me comprenez ? J’ai besoin que vous fassiez de cette histoire une affaire à gros titres, avec des ramifications internationales. » (156)

Lui qui exigeait un rapport dans le style des « Experts », demande maintenant avec un cynisme incroyable : « Alors dites-moi, qu’est-ce qu’il y a de vrai dans ce rapport ? » (294) et ce, quelques minutes à peine après son grand discours public :

« Sachez-le bien, tel est le nouveau visage de la police du Ghana » […] Aujourd’hui, je vous le dis, – l’ADN, ça ne ment pas ». (291-292)

Et Kayo lui répond aussitôt : « Tout est vrai, inspecteur » (294). Et il le répète une seconde fois (295).

Si le sage Yao Poku fait un parallèle entre le chasseur et le policier :

« L’autre jour, j’ai oublié de te dire, je pense que tu serais un bon chasseur. – Ah, Opanyin Poku ! dit Kayo dans un rire. […] Vous me l’avez déjà dit, et d’ailleurs vous lui avez dit exactement la même chose », ajouta-t-il en désignant Garba.
« Ah, tant mieux. Car c’est la vérité – lui et toi, vous êtes des hommes de patience. Et la patience est la clé de toute bonne chasse. »
(170)

pour lui, le travail du légiste est surtout proche de celui du féticheur, mystérieux et imposant le respect :

« Vraiment, il était comme notre féticheur Oduro quand il s’assoit dans sa case pour écraser des feuilles et des écorces pour les mélanger à l’eau des plantes et faire des boissons et des savons et des crèmes qui vont guérir les malades. Quand tu es en train de regarder Oduro là, tu ne vas jamais comprendre ce qu’il est de train de faire, mais quand même c’est lui que tout le monde va consulter. Nous avons foi en lui. C’est ça que je pensais dans mon ventre en regardant ce garçon Kwadwo dont la mère vient de Kibi, là où l’or se cache sous la forêt ». (124)

Un peu comme une initiation, cette affaire de Sonokrom va profondément changer Kayo, sa vision de la vie et de son métier.

Débarqué avec l’envie de « délivrer aux gens des réponses scientifiques, des réponses dignes de ce nom », loin des allégations de sorcellerie et de toute superstition (63-65), K est forcé de constater qu’il a « bien plus de questions que de réponses » (220) et commence « même à se dire que l’ultime vérité des choses, comme l’amour, se trouvait hors de portée de toute forme d’explication scientifique ». (273)

« Eï, les choses étonnantes ne cesseront jamais », dit Yao Poku. « Les gens disent qu’il n’y a rien d’autre que ce qu’on voit, mais il est vrai aussi qu’il n’y a rien d’autre que ce qu’on ne voit pas » (298)

Plus encore, Kayo se rend compte de l’absurdité du postulat de sa profession :

« Donc, Kwadwo, toi aussi tu es un policeman ? », lui avait demandé le vieux chasseur le jour de son arrivée au village. « – Non, Opanyin, je suis ici pour les aider seulement. Mon travail, c’est d’expliquer les crimes, la mort et ce genre de choses ». Le chasseur rejeta la tête en arrière et éclata d’un rire si tonitruant que Mensah et Garba, qui marchaient quelques mètres plus loin s’arrêtèrent un instant avant de poursuivre leur chemin. Opanyin Poku pointa son index en direction de Kayo. « Toi ici là, tu expliques la mort ? » (274-275)

Pour Yao Poku, « seuls les ancêtres détenaient un tel savoir […]. Mais peut-être était-ce la bonne attitude à adopter ; peut-être Kayo serait-il, lui aussi, mieux équipé pour comprendre la vie s’il ne croyait pas en l’existence de vérités scientifiques absolues ». (274-276)

Existe-t-il une vérité scientifique ? La vérité est-elle scientifique et doit-elle prévaloir sur le reste de nos histoires ?…

En renouant avec la part d’inconnu, d’incertitude et de mystère dans son travail, Kayo parvient à réconcilier la science moderne et la tradition, trouvant de plus à affirmer sa liberté par un acte de rébellion contre le pouvoir et la corruption.

«  A quoi bon détruire la nuit ? » avait écrit Nii Ayikwei PARKES dès les premières pages du livre. (44)

Ne ratez pas cette écriture superbe, riche, posée, envoûtante et cette nouvelle version – critique – des « Experts » !

Merci aux Editions Zulma pour cette belle découverte.

En Savoir plus :

0 thoughts on ““Notre Quelque Part” de Nii Ayikwei Parkes…

    • admin dit:

      Oh, t’es mignonne !!! D’une part, quand j’aime qqc, j’aime bien faire partager (et pas seulement la présentation de l’éditeur en 4ème de couv !) et d’autre part, comme j’ai une cervelle de moineau (voire pire !), je collectionne les citations qui m’aident à fixer tout ça. Celui-là, je l’ai b-e-a-u-c-o-u-p aimé !! Merci d’être passée, Arwen…

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