Paru en 1909, le roman des aventures d’Arsène Lupin L’Aiguille creuse est aussi déroutant que les premiers Sherlock Holmes, – l’Etude en rouge, par exemple, paru en 1887, qui après nous avoir présenté la scène de crime et le couple Holmes-Watson, allait nous planter très loin de tout ça, 20 ans plus tôt chez les Mormons de l’Utah pour nous en expliquer le mobile.
Présenté comme une joute intellectuelle, L’Aiguille creuse n’oppose pas Arsène Lupin à ses adversaires habituels l’inspecteur principal de la Sûreté Ganimard ou le détective anglais Herlock Sholmès, mais à un certain Isidore Beautrelet, « élève de rhétorique au lycée Janson-de-Sailly » (29), autrement dit un lycéen en classe de première !
Même si le jeune surdoué reconnaît immédiatement la patte d’« Arsène Lupin, le grand aventurier, le roi des cambrioleurs » (62) dans le mystérieux crime du Château d’Ambrumésy, Arsène Lupin lui-même n’apparaît dans le roman qu’à la page 114 (sur 315) lors du face à face qu’il a pris soin d’organiser lui-même avec son jeune challenger.
1. L’Aiguille creuse ou la passion de l’enquête
Isidore Beautrelet, le vrai héros de L’Aiguille creuse
Détective amateur, s’amusant des « aventures mystérieuses » et « des romans policiers où l’on se déguise » (31), Isidore Beautrelet profite de ses vacances de Pâques sur les côtes de la Manche pour se brancher sur l’enquête qui suit un mystérieux cambriolage avec meurtre au château d’Ambrumésy. Il se fait d’abord passer pour un reporter envoyé de Paris (15), puis démasqué par le juge d’instruction Filleul, ne cesse d’impressionner le magistrat par ses démonstrations implacables :
❶ Au sujet du vol, tout d’abord :
« D’une part, il y a eu vol […]. D’autre part, rien n’a disparu. De ces deux constatations, il résulte inévitablement cette conséquence : du moment qu’il y a eu vol et que rien n’a disparu, c’est que l’objet emporté a été remplacé par un objet identique » (51-52)
Un simple « raisonnement » (51) qu’Isidore Beautrelet ponctue d’affirmations tonitruantes :
« Je dis que les quatre Rubens accrochés à ce mur sont faux. » (52)
et de coups de canne destructeurs, lorsqu’il s’attaque aux statuettes de carton-pâte « qui ornaient le portail de la chapelle » (89), prouvant ainsi que le monument de style gothique a été pillé et remplacé pierre par pierre. (90)
❷ Ensuite, quand il déchiffre avec une facilité déconcertante les premières lignes du code secret retrouvé au Château après l’enlèvement de Raymonde de Saint-Véran (Note 1) (chap 3, 101-104).
❸ Et aussi quand il découvre – ou presque – le schéma qui se cache derrière l’enlèvement de Raymonde et la découverte de 2 cadavres, l’un masculin dans la crypte de la chapelle (celui d’Arsène Lupin, gravement blessé lors du cambriolage ?) (96), l’autre féminin sur des rochers du côté de Dieppe (celui de Raymonde ?) (97) (chap 4).
L’Aiguille creuse ou le goût de l’enquête
Ce qui marque d’abord dans L’Aiguille creuse, autant que le vocabulaire guerrier évocateur de la joute intellectuelle opposant « l’émule » de Ganimard « rival d’Herlock Sholmès » (50) à Arsène Lupin (sur le vocabulaire guerrier, voir Note 2), c’est le goût de l’enquête démontré par « notre excellent détective amateur » (49) :
« Je ne connais pas d’émotion plus grande que de voir tous les faits qui sortent de l’ombre, qui se groupent les uns contre les autres, et qui forment peu à peu la vérité probable », déclare-t-il au juge d’instruction Filleul dès les premières pages de L’Aiguille creuse. (32)
Présenté comme « un tout jeune homme », à la « figure rose de jeune fille » (28) éminemment sympathique, « sans amour-propre, sans ironie » (53), Isidore Beautrelet a toutes les qualités d’un bon détective.
Il aime avant tout « réfléchir, réfléchir et comprendre. » (201) Selon lui,
« L’essentiel est de réfléchir. Il est si rare que les faits ne portent pas en eux-mêmes leur explication. N’est-ce pas votre avis ? » (33)
Il a sa propre méthode, qui s’oppose à celle du juge d’instruction Filleul qui ne jure que par « les faits » et « les indices » pour découvrir la vérité (78) :
« Oui, je sais… c’est la méthode usuelle… la bonne sans doute. Moi, j’en ai une autre… je réfléchis d’abord, je tâche avant tout de trouver l’idée générale de l’affaire, si je peux m’exprimer ainsi. Puis j’imagine une hypothèse raisonnable, logique, en accord avec cette idée générale. Et c’est après, seulement, que j’examine si les faits veulent bien s’adapter à mon hypothèse. » (78)
Et surtout, il est opiniâtre :
« Dût-il consacrer dix ans de sa vie à cette enquête, il la mènerait à bout. Lupin était là. Il le voyait. Il le devinait. Il l’attendait à ce détour de route, à la lisière de ce bois, au sortir de ce village. Et chaque fois déçu, il semblait qu’il trouvât en chaque déception une raison plus forte de s’obstiner encore ! » (244)
Isidore Beautrelet, un personnage très inspiré de Sherlock Holmes
Dans L’Aiguille creuse, le personnage d’Isidore Beautrelet semble très inspiré de Sherlock Holmes (l’original d’Arthur CONAN DOYLE !) :
- Comme Sherlock Holmes et malgré son jeune âge, Isidore Beautrelet est l’auteur d’une monographie – tirée à seulement 10 exemplaires ! -, intitulée Arsène Lupin, sa méthode, en quoi il est classique et en quoi original, dans laquelle il démonte le mécanisme des cambriolages perpétrés par Arsène Lupin. (70-71)
- Comme Sherlock Holmes, l’observation et la déduction – un travail purement intellectuel, donc – sont suffisants pour lui faire découvrir la vérité dans L’Aiguille creuse :
« Par raisonnement, par logique et sans plus de renseignements que ceux qu’il lisait dans les journaux, il avait, à diverses reprises, annoncé la solution d’affaires compliquées que la justice ne devait débrouiller que longtemps après lui. C’était devenu un divertissement au lycée Janson que de poser à Beautrelet des questions ardues, des problèmes indéchiffrables, et l’on s’émerveillait de voir avec quelle sûreté d’analyse, au moyen de quelles ingénieuses déductions, il se dirigeait au milieu des ténèbres les plus épaisses. » (69-70)
- Comme Sherlock Holmes, enfin, « le jeune rhétoricien » (53) est adepte de l’évidence (Voir Note 3) :
Lorsqu’ils cherchent partout la cachette de Lupin blessé par balle lors du cambriolage, Isidore est affirmatif : « Il est là parce qu’il ne peut pas ne pas y être. » (64)
Ou encore, lorsqu’il pénètre dans l’Aiguille creuse aux côtés de Ganimard :
« Une porte est faite pour s’ouvrir, et si celle-là n’a pas de serrure, c’est qu’il y a un secret pour l’ouvrir. » (271)
Admiration réciproque
Charmant, brillant, Isidore provoque l’admiration de tous ses co-enquêteurs dans L’Aiguille creuse (68, 69) : le juge d’instruction Filleul (32) et même ce « fureteur, patient, et vieux routier de police » (46) de Ganimard qui salue son talent de limier : « Vous êtes un rude type » (63, 265).
Même Arsène Lupin a de la « sympathie » et de l’« admiration » pour Isidore (132). Une admiration réciproque qui ne faiblira pas – au contraire ! – tout au long de L’Aiguille creuse :
(A Filleul) : « On ne s’emballe jamais trop, monsieur, quand il s’agit de pareils individus. Tout ce qui dépasse la moyenne vaut qu’on l’admire. Et celui-là plane au-dessus de tout. Il y a dans ce vol une richesse de conception, une force, une puissance, une adresse et une désinvolture qui me donnent le frisson. » (90-91)
Et lorsqu’Isidore découvre enfin le vrai visage d’Arsène Lupin et de Madame dans les dernières pages du roman et qu’il comprend qu’il s’est fait flouer :
« Chose bizarre, Beautrelet n’en éprouvait point, de la rancune. Aucun sentiment d’humiliation. Nulle amertume. Il subissait si fortement l’énorme supériorité de son adversaire qu’il ne rougissait pas d’avoir été vaincu par lui. Il serra la main qu’on lui offrait. » (281)
Dans l’aventure de L’Aiguille creuse, Arsène Lupin a vraiment trouvé en Isidore Beautrelet un adversaire à sa mesure :
« Une énergie subite enflammait Beautrelet. On eût dit qu’une étincelle avait allumé en lui des sentiments nouveaux : l’audace, l’amour-propre, la volupté de la lutte, l’ivresse du péril.
Quant à Lupin, je sentais au rayonnement de son regard sa joie de duelliste qui rencontre enfin l’épée du rival détesté » (125)
L’Aiguille creuse ou comment devenir détective
Si assez curieusement, donc, Maurice LEBLANC fait du jeune Isidore le véritable héros de L’Aiguille creuse, il fait aussi du lecteur le 4ème détective de l’histoire, se chargeant dans un même mouvement de nous livrer un récit (officiel)… et de nous apprendre à le remettre en question.
Cela commence par la fameuse « casquette de chauffeur, en cuir fauve » (15), abandonnée par « le principal coupable » sur la scène de crime, mais qu’on découvre rapidement avoir été substituée par une autre achetée le lendemain du crime, au nez et à la barbe du juge d’instruction (24-26). Exit la pièce à conviction.
Maurice LEBLANC nous apprend aussi à questionner les motivations des personnages derrière leurs différentes déclarations (lorsqu’elle dit avoir vu Isidore rôder dans la journée autour du château, Raymonde est-elle déjà sous la coupe d’Arsène Lupin ? (34-35), le Dr Delattre enlevé par la bande à Lupin pour le soigner dit-il vrai lorsqu’il affirme avoir été emmené dans une auberge (44) ou a-t-il été payé pour « dépister la justice », comme le croit Isidore (61) ?)
A travers Isidore, Maurice LEBLANC nous initie :
« Pour peu que l’ennemi ait quelque ruse, les faits sont ceux qu’il a choisis. Ces fameux indices sur lesquels vous bâtissez votre enquête, il fut libre, lui, de les disposer à son gré. Et vous voyez alors, quand il s’agit d’un homme comme Lupin, où cela peut vous conduire, vers quelles erreurs et quelles inepties ! Sholmès lui-même est tombé dans le piège. » (78)
La découverte un peu trop opportune des deux cadavres au chapitre 3 de L’Aiguille creuse (97-98) trouve le lecteur déjà moins innocent, voire un peu suspicieux, et le roman devient d’autant plus passionnant… Sommes-nous bien sûr bien sûrs de posséder « les éléments complets de la vérité » ? (110) « Lupin mort, le cadavre de Mlle de Saint-Véran reconnu grâce à la gourmette qu’elle portait au poignet, le drame » est-il vraiment fini ? (111).
Maurice LEBLANC nous apprend à lire « entre les lignes » (149) et l’avertissement lancé par Arsène Lupin à Isidore lors de leur face à face du chapitre 4 vaut aussi pour le lecteur, ce dernier se sentant encore plus accroché à la résolution de l’affaire :
« Alors que peux-tu faire ? Au moment même où tu croiras saisir la victoire, elle t’échappera… il y aura quelque chose à quoi tu n’auras pas songé… un rien… le grain de sable que, moi, j’aurai placé au bon endroit, à ton insu… Je t’en prie, renonce… Je serais obligé de te faire du mal, et cela me désole. » (133)
2. L’Aiguille creuse, sans doute le pire portrait d’Arsène Lupin !
Je n’ai lu aucun Arsène Lupin à part L’Aiguille creuse, mais c’est sans aucun doute le pire portrait que Maurice LEBLANC ait jamais donné de son héros.
Où est donc passé le « gentleman cambrioleur » de la série des années 70 (Voir Note 4), charmeur, séducteur, où le plaisir consistait à repérer Arsène Lupin sous ses nombreux déguisements ?
Arsène Lupin, héros superlatif
A l’opposé d’Isidore, Arsène Lupin « le célèbre aventurier » (64) est décrit dans L’Aiguille creuse comme un « athlète », « dominateur, sûr de lui, maître des événements et maître des personnes » (122), un « phénomène d’énergie et de puissance », « inattaquable », « invulnérable », « inaccessible » (199) et à la tête de « ressources » inépuisables. (132-133)
« De l’allure, n’est-ce pas ? » (283), ainsi qu’il aime le faire observer à Isidore, lorsque ce dernier découvre son installation à l’intérieur de L’Aiguille creuse.
Arsène Lupin se présente comme celui que rien n’arrête, pas même un mur ou une porte (118), et croit qu’il peut choisir sa mort :
« Est-ce que je suis de ceux qui meurent, moi ? Mourir ainsi, d’une balle tirée dans le dos, par une jeune fille ! Vraiment, c’est mal me juger ! Comme si, moi, je consentirais à une pareille fin ! » (116)
Il est du genre à se battre à « un contre quatre ! » (222), hautain et supérieur :
(à Isidore) : « D’ici à ce que tu aies mis le doigt dans le creux de l’Aiguille, il passera de l’eau sous le pont… Que diable ! Il m’a fallu dix jours à moi, Lupin. Il te faudra bien dix ans. Il y a de l’espace, tout de même, entre nous deux. » (226)
Volontiers moqueur et paternaliste, il sait se montrer parfaitement détestable dans cet opus de L’Aiguille creuse :
Il salua de nouveau, remercia M.de Vélines de son aimable hospitalité, prit sa canne, alluma une cigarette, en offrit une au baron, donna un coup de chapeau circulaire, cria d’un petit ton protecteur à Beautrelet : « Adieu, bébé ! » et s’en alla tranquillement en lançant des bouffées de cigarette dans le nez des domestiques… » (222-223)
Quand Isidore appelle Arsène Lupin « mon bon ami » (128), « brigand » (128) ou « maître » (129), Arsène Lupin lui donne du « moutard » (126) et même du « bébé ». (129) C’est drôle !
Car oui, loin de ses multiples « couvertures » choisies dans la haute société – un clergyman anglais (114), le baron italien Anfredi (172), les parisiens Louis Valméras (173) ou Etienne de Vaudreix (66) et M. Massiban, de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (190) -, l’Arsène Lupin de L’Aiguille creuse a un parler surprenamment très populaire :
« Eh bien, qu’en dis-tu, de celle-là ? […] Vilain, ton petit geste ! Mais quoi, on est jeune, on s’aperçoit tout à coup – un éclair ! – qu’on a été roulé une fois de plus par ce sacré Lupin, et qu’il est là devant vous à trois pas… pffft, on tire… Je ne t’en veux pas, va…. La preuve, c’est que je t’invite à prendre place dans ma cent-chevaux. Ca colle ? » (224)
Un vrai méchant à la tête d’une organisation secrète…
Dans L’Aiguille creuse, Arsène Lupin est aussi un vrai méchant qui n’hésite pas à menacer la vie du père d’Isidore (119) et celle d’un enfant (220), à hypnotiser les personnes pour effacer leurs souvenirs et empoisonner les chiens qui se mettent en travers de sa route (164), à voler des cadavres pour tenter de couvrir sa fuite (141), à enlever et séquestrer ses opposants. (108, 188)
Cambrioleur et trafiquant d’art, Arsène Lupin est à la tête d’une organisation internationale à l’œuvre en Normandie, dans la Creuse, mais aussi à Paris, à Londres (où ils enlèvent Herlock Sholmès en pleine ville (108)), en Amérique, en Asie ou en Australie (292). Infiltrés dans toutes les sphères de la société (cf. le greffier Brédoux (106) ou le douanier de Port-Lupin (307)), ses complices sont « les camarades » (107) ou « les conjurés » (307), et lui est le « patron » (307) :
« Dans tous ces pays, des comptoirs, des agents de vente, des rabatteurs, des indicateurs. C’est le trafic international. C’est le grand marché de l’art et de l’antiquité, la foire du monde. » (292)
Arsène Lupin mégalomane
Au risque d’affaiblir son personnage, Maurice LEBLANC nous le présente dans L’Aiguille creuse comme « ivre de force et d’autorité » (293). En plein délire, il voit les falaises d’Etretat et les 3 portes comme des arcs de triomphe « pour le maître », se proclame « Roi de l’Aventure ! Roi de l’Aiguille creuse ! […] Roi du Monde ! » (292). Totalement mégalomane, il a signé du nom d’Arsène Lupin chacune des toiles qu’il a volées et se prend pour Napoléon (286), réclamant, si on doit les lui reprendre, « que ces trésors soient installés au musée du Louvre, dans des salles qui porteront le nom de « salles Arsène-Lupin ». (294)
3. Maurice LEBLANC dans L’Aiguille creuse : quelle invention !
C’est que le trésor de L’Aiguille creuse est un secret d’état transmis de souverain en souverain à travers l’histoire, de César à Louis XIV, en passant par Guillaume le Conquérant (…, 192, 283, …). Arsène Lupin se sent donc comme l’héritier des Rois de France :
De César à Lupin… Quelle destinée ! » (292)
L’Aiguille creuse, roman multigenre
Mais le livre de Maurice LEBLANC est riche de multiples lectures :
- polar historique, on vient de le voir, avec la résolution du « Secret de l’Aiguille » (185, 192, 194-195, 283)
- roman gothique, avec décor de château médiéval (15), de ruines (22), de cimetière (23) et de crypte mystérieuse (93).
- roman à énigme(s): un cambriolage où rien ne disparaît (19, 20-21), un coupable blessé mais introuvable (23-24), un enlèvement mystérieux, voire impossible, et pourtant… (151). Le roman d’énigme s’assortit d’un certain nombre de codes secrets plus ou moins complexes à déchiffrer, comme le lieu de rendez-vous communiqué au père d’Isidore avant son enlèvement (152-153) et bien sûr « le problème de l’aiguille creuse » (113) qui sera finalement résolu après plusieurs essais. Bref, ceux qui aiment les rébus et les polars historiques sont servis ! Tout au long de L’Aiguille creuse, Maurice LEBLANC se donne beaucoup de peine pour créer un rébus, entretenir le mystère et nous faire participer, au risque, parfois, de ralentir le rythme et d’ennuyer le lecteur (258-263).
- roman d’aventureset même roman-feuilleton (Voir : Note 5). Avec Maurice LEBLANC, le choix du roman d’énigme n’entraîne en aucun cas une « enquête en fauteuil », puisqu’à la suite d’Isidore, l’auteur nous fait traverser la France à pied, à vélo ou en train, nous perd dans la Creuse – avec quelques retours à Paris -, avant de nous emmener respirer les embruns sur les falaises d’Etretat… Dans le style des feuilletons du 19ème siècle, pièges (281-282), fausses pistes (Chap 5, 169), coups de théâtre et rebondissements s’enchaînent à chaque chapitre faisant de L’Aiguille creuse un véritable page-turner, une chasse au trésor pleine de surprises plutôt que la résolution froide d’une énigme.
Les secrets de narration de L’Aiguille creuse
L’une des clés du polar, qu’il soit écrit ou filmé, et qui est souvent une indication de sa qualité d’écriture, est la manière dont les informations indispensables à la progression de l’enquête sont véhiculées. Combien de séries médiocres chargent les dialogues des seuls héros – au risque de l’invraisemblance – ou se contentent d’un système ultra sommaire…
Dans L’Aiguille creuse de Maurice LEBLANC, c’est tout le contraire. Non seulement l’auteur met 3 enquêteurs en parallèle sur l’affaire Lupin, mais il multiplie les procédés de narration et les sources d’information :
- La narration omnisciente: on est en même temps dans la tête d’Isidore et du juge d’instruction, on connaît le passé des protagonistes, leurs attachements. Les lieux nous sont décrits de manière objective et le minimum de connaissances historiques nécessaire à l’intrigue nous est exposé.
- Les journaux, la presse. Certains événements sont rapportés dans la presse, notamment les multiples enlèvements (41-44, 75, 108) et les journalistes y vont de leurs suppositions. C’est à la suite d’un appel lancé dans la presse (208) qu’Isidore est contacté par le fameux Massiban (209-210).
- Courrier et lettres: l’enquête révèle la dépêche (codée) envoyée par des complices d’Arsène Lupin (45) et Isidore envoie un pneumatique à Ganimard pour lui révéler l’une des identités et des adresses d’Arsène Lupin (66-67)
- Et soudain bizarrement au chapitre 4, un narrateur impliqué, sorti d’un peu nulle part, pour raconter à la première personne la toute première rencontre d’Isidore et Arsène Lupin et qui disparaitra comme il était venu dès le chapitre 5. Ce narrateur ami de Lupin et qui le connaît sous son vrai jour est le premier témoin capable d’attester qu’Arsène Lupin n’est pas mort (114). Arsène Lupin en fait son complice : « J’avais besoin de votre appartement, je suis entré. » Et ce complice se dit « à [ses] ordres. » (118) Qui est-il au-delà d’un pion utilisé à sa convenance par le héros ? Une utilité ? D’après ce que j’ai pu lire à propos d’autres aventures d’Arsène Lupin, ce narrateur qui dit « je » serait l’auteur lui-même, Maurice LEBLANC, qui se met en scène dans le roman afin d’accréditer l’existence de son personnage Arsène
Arsène Lupin dans L’Aiguille creuse : l’ancêtre du Dr. No ?
Grâce à tous ces éléments, Maurice LEBLANC parvient à faire d’Arsène Lupin un personnage mythique, une « puissance surhumaine », selon la formule de l’intéressé. (133). Et les dernières pages du livre le voient échapper à Ganimard en compagnie d’Isidore et Raymonde via un escalier secret (295, 298) de L’Aiguille creuse conduisant à une grotte « à plafond mobile » (299, 303) d’où ils s’évadent à bord d’un « canot automobile submersible » (305) ou, disons-le, d’un sous-marin (302), tel n’importe quel méchant d’un film de James Bond.
Dans son repaire ultra secret équipé de toute la technologie moderne, dont 2 lignes téléphoniques (292) grâce auxquelles il peut commander sa redoutable organisation criminelle secrète internationale, Arsène Lupin ne ressemble-t-il pas à Dr No, Auric Goldfinger ou encore Ernst Stavro Blofeld, à la tête du SPECTRE et lui aussi spécialiste du changement d’apparence ?
Intéressant, l’écrivain Maurice LEBLANC profite d’ailleurs de L’Aiguille creuse pour revenir sur la création de son personnage : selon lui, Lupin n’est Lupin – « cette sorte d’être vraiment disproportionné que l’on connaît, ce miracle impossible à expliquer » (255) que parce qu’il l’a doté de ce secret de l’Aiguille, de ce trésor, ou sinon, note Leblanc, il est juste « un personnage de roman » (!) (255-256) ou « un homme comme les autres » (256).
L’Aiguille creuse, une écriture virtuose
Ce qui marque dans L’Aiguille creuse, c’est la virtuosité de l’écriture de Maurice LEBLANC, qu’on trouve résumée dans la réplique d’Arsène Lupin à Isidore, lorsque ce dernier le reconnaît enfin sous les traits de Valméras :
« Ce n’était pas de l’étonnement, mais de la stupeur, de l’épouvante.
L’homme qu’il avait en face de lui, l’homme que toute la force brutale des événements l’obligeait à considérer comme Arsène Lupin, cet homme, c’était Valméras. Valméras ! Celui-là même auquel il avait demandé secours contre Arsène Lupin. Valméras ! Son compagnon d’expédition à Crozant. Valméras ! Le courageux ami qui avait rendu possible l’évasion de Raymonde en frappant ou en affectant de frapper dans l’ombre du vestibule, un complice de Lupin !
« Vous… vous… C’est donc vous ! balbutia-t-il.
– Et pourquoi pas ? s’écria Lupin. » (279-280)
Dans L’Aiguille creuse, Maurice LEBLANC réécrit non seulement l’histoire, mais réinvente la géographie et nous fait même douter de notre monde : et si les rochers étaient creux, habités, remplis de trésors ? Et si dans les musées, il n’y avait que des copies ? (286,288)
La description géographique exacte et détaillée de l’aiguille d’Etretat (250-251) précède la vision imaginaire proposée par Maurice LEBLANC : « L’aiguille d’Etretat est creuse ! […] Ce cône n’est qu’on bonnet d’écorce pointu posé sur du vide ! » (253-254)
Virtuose de l’invention et de l’écriture, Maurice LEBLANC s’amuse à tricoter une intrigue complexe tout en semant partout des indices pour la détricoter.
Comme son personnage Arsène Lupin, Maurice LEBLANC joue les virtuoses en prenant beaucoup de risques : « Est-ce bien combiné ? Est-ce que ton vieux camarade sait danser sur la corde raide ? », demande Arsène Lupin à Isidore (224). Est-ce qu’Arsène Lupin n’a pas lui-même donné volontairement à Isidore tous les indices pour le trouver et mettre au jour le secret (le bout de papier avec le code retrouvé sur les lieux de l’enlèvement de Raymonde (76), les révélations dans la presse du secret historique de l’Aiguille par M. Massiban (190-197), etc…) ?
Contrairement à Maurice LEBLANC, Arsène Lupin perd énormément dans cette aventure : la cachette et le trésor de l’Aiguille creuse, son nouveau grand amour (293, 308-309) et même ses projets d’une nouvelle vie rangée de « gentleman-farmer » qu’il était prêt à offrir à Raymonde. (294, 307)
Obligé de réviser ses plans, Arsène Lupin reprend la mer (315), sans doute pour mieux revenir…
Ce n’est que dans les dernières pages du livre qu’on comprend que non, Lupin n’a pas « trouvé son maître » dans l’Aiguille creuse (187) et qu’Isidore Beautrelet, malgré son rôle central, n’était qu’un faire-valoir d’Arsène Lupin.
« On s’aperçoit tout à coup – un éclair ! – qu’on a été roulé une fois de plus par ce sacré Lupin. » (224)
Presque le mot de la fin !
Etes-vous fan d’Arsène Lupin et avez-vous lu L’Aiguille creuse ? Si j’aime beaucoup tout ce que j’y ai découvert, je n’ai absolument pas reconnu le personnage séducteur de la série télé. Avez-vous un autre roman de Maurice LEBLANC à me conseiller ?
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NOTES :
- Raymonde de Saint-Véran est la nièce orpheline du Comte de Guesvres qui l’a recueillie et l’élève avec sa propre fille dans son Château d’Ambrumésy.
- Quelques exemples de vocabulaire guerrier dans L’Aiguille creuse de Maurice LEBLANC : « revanche » (113), « la guerre n’était-elle pas finie ? » (187), « guerre sans merci » (199), « lutte à mort » (242), « donner l’assaut » (269), etc… jusqu’à la bataille navale grandeur nature avec barques et torpilleur programmée par Ganimard pour attraper Lupin (268-269).
- On pense évidemment à l’affirmation de Holmes dans Le Signe des Quatre : « Lorsque vous avez éliminé l’impossible, ce qui reste, si improbable soit-il, est nécessairement la vérité. »
- Je parle ici de la série « Arsène Lupin » diffusée sur la 2ème chaîne de l’ORTF entre 1971 et 1974, avec l’excellent Georges DESCRIERES dans le rôle-titre.
- N’oublions pas que le roman de L’Aiguille creuse a d’abord été publié sous forme de feuilleton dans le journal Je sais tout, de novembre 1908 à mai 1909, avant d’être édité sous forme de roman en juin 1909.
En Savoir plus :
- Lire le livre de Maurice LEBLANC Arsène Lupin – L’Aiguille creuse (Ed. Le Livre de Poche, 2015)
- Acheter l’intégrale de la série Arsène Lupin avec G. Descrières – 2 saisons de 13 épisodes. L’épisode concerné est 2×4 : « Le Secret de l’Aiguille »
- Acheter le DVD du film Arsène Lupin avec Romain Duris (2004)
Belle analyse pour un roman dont la narration est effectivement déroutante puisque le puissant héros n’apparaît que tardivement, sous un jour pas toujours flatteur, voire prétentieux. C’est efficace, d’autant qu’on comprend mieux les « sacrifices » auxquels consent Lupin à la fin, et qui ajoutent au drame final.
Un livre à conseiller ? 813 évidemment.
Quant aux séries TV adaptées, je trouve qu’aucune ne reflète la complexité et les paradoxes du personnage de Lupin, insistant uniquement sur le côté dandy et séducteur. Le réduire à ça, c’est passé à côté des intrigues minutieusement montées par Leblanc, des (nombreux) échecs que rencontrent Lupin, de sa force de déduction, de sa gouaille qui met les rieurs de son côté, de son côté rebelle et patriote, cet homme a du panache et a un coeur d’artichaut. Bref, il a tout pour plaire même quand il est insupportable. On passe de bons moments avec ce brigand au grand coeur, robin des Bois modernes qui n’aiment pas les injustices. Bonnes lectures !
Merci Nadège ! Et ravie de te voir sur mon blog depuis le temps qu’on partage autour des « Petits Meurtres d’Agatha Christie » via Twitter… Merci surtout pour ta reco de lecture, je note, je note !
Pas de souci ! C’est un plaisir de partager une série de livres qui a bercé mon adolescence et qui continue à être une de mes références littéraires en policier. Leblanc écrivait magnifiquement bien, qui plus est, bien que ce soit par certains côtés, une écriture un peu désuète aujourd’hui. ça reste un classique à (re)découvrir.