Après mon coup de cœur pour Le Lagon noir et l’échec récent de La Voix, il fallait que j’en aie le cœur net ! J’ai donc repris les choses dans l’ordre et lu La Cité des Jarres, premier polar d’Arnaldur INDRIDASON à avoir été traduit en français en 2005 (Titre original : Mýrin).
Ouf, me voilà réconciliée avec le grand auteur de polar islandais !
Et cela d’autant plus que j’ai pu ajouter des images aux mots grâce au film Jar City du réalisateur islandais Baltasar KORMΆKUR (2006). Ne lisez pas l’un sans visionner l’autre : c’est un plus !
La Cité des Jarres ou l’origine du mal
Dans le quartier du Marais, à Reykjavik, Holberg, un homme de 70 ans en pantoufles et velours côtelé (ça veut tout dire !) est retrouvé le crâne fracassé par un cendrier dans l’infect sous-sol qui lui sert d’appartement (11). Erlendur est parmi les premiers arrivés sur les lieux (12) et malgré les blagounettes auxquelles Arnaldur INDRIDASON nous a désormais habitués et qui sont la manière du commissaire de se chauffer sur une scène de crime, ce meurtre est loin d’être « un meurtre typiquement islandais » (15), « bête et méchant », selon la propre définition de l’auteur. (16)
Non, La Cité des Jarres nous offre une vraie enquête, touffue et difficile dans laquelle seront abordés des sujets aussi variés que :
- La pornographie sur internet (91, 92-93)
- La mort d’un enfant et la difficulté des parents à l’accepter (51, 83-84)
- Le viol (57) et la difficulté pour les victimes de déposer plainte et d’être prises au sérieux par la police (56, 68, 72-73)
- La condition des enfants nés de ces viols (264, 325)
- La recherche génétique et les dangers du fichage (274, 286, 292, 303-304, 306-308).
Une enquête à laquelle collaboreront également Sigurdur Oli, Elinborg et Marion Briem bien qu’elle soit retraitée, et qui emmènera Erlendur de Reykjavik à Husavik et à la prison de haute sécurité de Litla Hraun. Au cours de cette enquête, Erlendur fera même « d’une pierre deux coups » en résolvant « l’énigme d’une disparition datant de vingt-cinq ans. » (205)
Publié en 2000 en Islande, La Cité des Jarres ou en islandais Myrin – « marécage » – illustre l’abysse de questions ouvert fin 1998 en Islande par le lancement du projet de base de données généalogique, génétique et médicale porté par le laboratoire deCODE Genetics, qui visait à étudier spécifiquement la population islandaise (296-297).
[Spoiler – sélectionnez le texte pour le lire] :Selon le schéma habituel des livres d’INDRIDASON, une intrigue secondaire – ici, la disparition d’une jeune femme le soir de ses noces – souligne le propos. « L’arbre à messages » sur lequel les invités du mariage sont invités à « écrire un petit mot aux mariés » (40) et auquel la jeune épouse a elle-même confié son désarroi avant de disparaître (41) reprend l’image de l’arbre généalogique, porteur de « toutes sortes de messages à notre intention, si tant est que nous sachions ce qu’il nous faut chercher », explique Erlendur (266).
L’ancienne Cité des Jarres de la morgue de Baronstigur où étaient conservés les organes aux fins d’enseignement ou de recherche (172) est aujourd’hui remplacée par le Centre d’Etude du Génome (274) :
« Et vous êtes les dépositaires de tous ces secrets-là, dit [Erlendur à la directrice du Centre]. Les vieux secrets de famille. Les tragédies, les deuils et les morts, tout cela parfaitement classé dans les ordinateurs. Des histoires familiales et individuelles. Mon histoire et la vôtre. Vous conservez tous ces secrets et pouvez les ressortir à volonté. Une Cité des Jarres qui englobe toute la population. » (308)
La Cité des jarres : une dramatisation exemplaire
Le rythme de la Cité des Jarres est très différent – et c’est heureux ! – de celui de La Voix que j’avais détesté… Dans la Cité des Jarres, Erlendur se montre alerte, intuitif et plus rapide que tous. Il est le premier sur les lieux et nous surprend par sa vision et sa ténacité.
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Erlendur, seul contre tous
Pourtant, ce qui marque dans cet opus de La Cité des Jarres, c’est les dissensions au sein de l’équipe d’enquête. On l’a dit, il s’agit d’une investigation difficile, dont l’un des pans consiste à explorer le passé du mort et retrouver une femme parmi 176 « susceptibles d’avoir été violées par Holberg » dans la ville de Husavik en 1964 (122).
Non sans humour, Arnaldur INDRIDASON nous fait partager les affres du jeune policier Sigurdur Oli essayant d’imaginer comment il pourra aborder la question avec ces femmes dans l’interminable porte-à-porte qui les attend, lui et la très psychologue Elinborg. Le film de Baltasar KORMÁKUR s’empare à juste titre de ce moment de malaise pour en faire une scène comique qui souligne bien les difficultés du métier de flic :
« Qu’est-ce qu’on est censés faire ? Taper à la porte et leur demander si par hasard elles ne se sont pas fait violer il y a une trentaine d’années ? C’est un peu dur, non ? – Extrait du film Jar City de Baltasar KORMÁKUR (2006) –
Membre chevronné de la police criminelle dont les supérieurs et les collègues ont « depuis longtemps » renoncé à discuter les méthodes (43), Erlendur se heurte, dans La Cité des Jarres, à l’agacement de son équipe et à leurs haussements d’épaules (184, 185, 187, 214) :
« Sigurdur Oli affirma […] qu’ils ne trouveraient jamais la femme en s’y prenant de cette façon. Lorsque Erlendur demanda, énervé, s’il connaissait une meilleure méthode, celui-ci secoua la tête.
– Je n’ai pas l’impression que nous soyons en train de rechercher le meurtrier de Holberg, dit Elinborg en fixant Erlendur. On dirait que nous cherchons une tout autre chose dont je ne vois pas exactement la nature. Tu as fait exhumer la petite fille et, par exemple, je suis absolument incapable de dire pourquoi. Tu t’es mis à la recherche d’un homme disparu depuis des lustres et je ne vois pas en quoi c’est lié à l’enquête. J’ai l’impression que nous ne nous posons pas les bonnes questions. » (184)
Erlendur devra insister pour que ses adjoints continuent à rechercher la femme de Husavik (191) qu’Elinborg finira par retrouver (242) et, lorsque les travaux d’excavation demandés par Erlendur chez Holberg commenceront à révéler leurs secrets, Sigurdur Oli hurlera finalement au génie d’enquêteur d’Erlendur :
« Est-il possible que nous soyons en train de retrouver Grétar dans la cave de Holberg ? dit Sigurdur Oli sans cacher son impatience. Au bout d’un foutu quart de siècle ? Nom de Dieu, mais c’est du pur génie ! » (254-255)
« Comment faites-vous pour tout savoir ? », demande la femme de Husavik à Erlendur, enfonçant le clou (280).
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Les éléments de dramatisation dans la Cité des Jarres
Comme dans La Voix, Arnaldur INDRIDASON a recours à la rétention d’information pour nous tenir en haleine : on sait depuis la première page et les premiers mots du livre que l’assassin a laissé un mot sur le cadavre :
« Les mots avaient été écrits au crayon à papier sur une feuille déposée sur le cadavre. Trois mots, incompréhensibles pour Erlendur. » (11)
Et pourtant, il faudra attendre la moitié du livre et le chapitre 24 (sur 45) de La Cité des Jarres pour en connaître la teneur :
« Et le message, poursuivit-il : Je suis LUI. Qu’est-ce que vous en faites ? », finit par sortir Erlendur, en réponse aux critiques d’Elinborg et Sigurdur Oli (185).
A force de suivre sans faillir toutes les pistes fournies par l’enquête, les choses finissent par se mettre en place pour tout le monde, jusqu’à ce que l’action, soudain, prenne le relais. La rencontre d’Einar, né du viol de la femme de Husavik, avec Elin, tante de la petite Audur, puis l’effraction nocturne à la morgue de Baronstigur (311) et la disparition du corps de la fillette et de son cercueil font comprendre à Erlendur qu’Einar est arrivé, lui aussi, au bout de son enquête sur sa filiation et est sur le point de lui apporter un dénouement tragique. Une chasse à l’homme est lancée (294). Une fois de plus, Erlendur sera le premier sur les lieux, au cimetière de Keflavik, pour recueillir de la bouche d’Einar sa propre partie de l’histoire et lui confirmer, si c’était nécessaire, les éléments qui lui manquaient encore, essayer de le calmer…
« Qui êtes-vous, si vous n’êtes pas vous-mêmes ? », demande Einar, avant de sortir son fusil et de le retourner contre lui-même.
La dernière image de La Cité des Jarres évoquant la tombe de l’enfant béante, qui se remplit d’eau sous la pluie et d’Erlendur qui y replace avec peine le petit cercueil maintenant complet, puis se met à pelleter pour tout remettre en ordre, en attendant l’arrivée des renforts, est très significative (324-326). En tant que flic, Erlendur fait partie des « forces de l’ordre ». A lui de rassembler les morceaux, ranger ensemble ce qui doit l’être, refermer les plaies béantes de la société et niveler la terre derrière lui, sans attendre l’arrivée prévue des secours…
La Cité des jarres : portrait de flic
Par opposition à Sigurdur Oli, jeune flic formé au profilage aux Etats-Unis, « moderne et organisé », « de haute taille et beau garçon », « vêtu d’un costume neuf » (43) Arnaldur INDRIDASON nous fait le portrait d’un Erlendur : « courtaud, râblé (43), avec son chapeau, son imperméable et son costume tout froissé :
« Il portait un gilet de laine marron par-dessous la veste, mais avait boutonné le lundi avec le dimanche et la boutonnière du bas pendouillait. » (131)
Quelques pages plus loin dans La Cité des Jarres, INDRIDASON le décrit à travers les yeux de Marion Briem :
« Marion, assise, fumait son cigarillo et écoutait. Ses yeux fixaient Erlendur, petits, attentifs et perçants. Rien ne leur échappait. Ce qu’ils voyaient devant eux était un homme d’âge moyen, fatigué, avec des cernes sombres sous les yeux, une barbe de plusieurs jours sur les joues, des sourcils épais qui montaient droit en l’air, une touffe de cheveux brun-roux plaqués, des dents fortes qui apparaissaient parfois sous des lèvres presque exsangues, une expression de lassitude sur un visage qui avait été le témoin de tout ce que le genre humain recèle de pire. Dans les yeux de Marion Briem pouvaient se distinguer de la compassion ainsi que la triste certitude qu’ils étaient en train de contempler son propre reflet. » (148-149)
Systématiquement remis en cause par son équipe tout au long de l’enquête, Erlendur est aussi tiraillé par ses rencontres sporadiques avec sa fille Eva, enceinte, décidée à décrocher de la drogue (25) et passablement agitée. L’Eva Lind de La Cité des Jarres pourrait d’ailleurs avoir servi de modèle à la Lisbeth Salander de Stieg LARSSON (21)… Dans La Cité des Jarres comme dans toutes ses enquêtes, l’histoire de ces deux petites filles mortes avant l’heure ramène Erlendur à sa propre parentalité et à sa relation avec sa fille.
Tantôt heurtées et violentes :
« Où est-ce que tu es, toi, enfouie sous toute cette saleté de drogue ? » (23),
tantôt pleines de douceur (226) et d’odeurs réconfortantes de soupe à la viande qui lui rappellent leur ancienne vie de famille (120, 328), les relations du père divorcé et de sa fille devenue adulte sont difficiles. La comparaison entre la situation d’Eva et celle de la petite Audur est plus que le flic, qui en a pourtant vu d’autres, n’en peut supporter (192). Dans La Cité des Jarres, Erlendur se livre à un fervent plaidoyer anti-drogue, jugeant sa fille « lamentable » :
« Enfin, merde, tu ne pourrais pas arrêter de t’apitoyer sur ton sort ? […] Son cercueil ne mesurait pas plus d’un mètre de long. Est-ce que tu entends ce que je suis en train de te dire ? » (192)
Dans la bonne tradition du noir nordique, La Cité des Jarres est hantée par la pluie, la boue des cimetières et cette odeur immonde qui monte de chez Holberg. Lorsque, de retour chez lui le soir, Erlendur débriefe l’avancement de son enquête avec Eva Lind (223-224), Erlendur évoque son (sale) boulot de flic et son propre état mental : « un foutu marécage », selon ses propres mots :
« On s’imagine que ça n’attaque pas le moral. On se croit assez fort pour supporter de telles choses. On pense qu’avec les années, on se forge une carapace, qu’on peut regarder tout ce bourbier à bonne distance comme s’il ne nous concernait en rien et qu’on peut ainsi parvenir à se protéger. Mais il n’y a pas plus de distance que de carapace. Personne n’est suffisamment fort. L’horreur prend possession de ton être comme le ferait un esprit malin qui s’installe dans ta pensée et te laisse en paix seulement lorsque tu as l’impression que ce bourbier est la vie réelle car tu as oublié comment vivent les gens normaux. Voilà le genre d’enquête que c’est. Elle est semblable à un esprit malfaisant qui aurait été libéré et s’installerait dans ta tête jusqu’à te réduire à l’état de pauvre type […]. Tout ça, ce n’est rien d’autre qu’un foutu marécage. » (225-226)
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