Sorti en 1966 après Roseanna, L’Homme qui partit en fumée est le deuxième roman de Maj SJÖWALL et Per WAHLÖÖ. Entre 1965 et 1975, le couple suédois écrit 10 polars connus comme Le Roman du Crime. Très différente des autres, la nouvelle enquête de Martin Beck ressemble à une énigme…
Les initiateurs du polar scandinave ou polar nordique ne nous ont jamais habitués aux enquêtes faciles. Roseanna, par exemple, comptait un nombre impressionnant de suspects. Dans L’Homme qui partit en fumée, c’est l’inverse. En plus, le commissaire doit enquêter à l’étranger, sans mission officielle, dans un pays dont il ne connaît même pas la langue…
Enquête pour disparition : à l’Est, tout va bien
En vacances depuis une journée à peine, le commissaire Beck est rappelé de toute urgence à Stockholm. Il semble être l’homme de la situation dans l’affaire délicate de la disparition d’un journaliste suédois à Budapest, en Hongrie. Selon son rédacteur en chef et le contre-espionnage suédois (37), Alf Matsson serait « l’expert numéro un pour les questions concernant l’Europe de l’Est » (38). Parti le 22 juillet (32), L’Homme qui partit en fumée n’a plus donné signe de vie depuis 10 jours (31).
D’un côté, l’hebdo à gros tirage qui l’avait missionné espère vendre du papier sur sa disparition si elle est confirmée. Sans nouvelle de leur homme d’ici une semaine, ils sont résolus à mettre le feu aux poudres. De l’autre, le Ministère des Affaires étrangères suédois craint une nouvelle affaire Wallenberg (36) (Voir Note 1). Toute enquête officielle risquerait en effet de nuire aux relations de la Suède avec le bloc de l’Est. Nous sommes en pleine guerre froide :
« A Budapest » (32), « derrière le rideau de fer » (33), « j’espère que vous réalisez » (34), martèlent les diplomates que Martin rencontre avant son départ.
C’est ainsi que Martin Beck jette dans sa valise sandales, pantalon léger et chemisette (67) avant de s’envoler vers la capitale hongroise, en mission « on ne peut plus officieuse » (35-36), dans un pays dont il ne connaît même pas la langue (37) !
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Les vacances de Martin Beck
Placée sous le signe des vacances, l’enquête de L’Homme qui partit en fumée se passe essentiellement à Budapest. Elle avance en outre à un rythme très lent. Celui du « Beau Danube bleu » (64) qui coule sous la fenêtre de son hôtel, et celui des files d’attente des touristes dans une ville écrasée de chaleur (76).
Pas concentré pour un forint (NOTE 2), le Martin Beck de L’Homme qui partit en fumée se laisse réveiller par le coup de fil de Kollberg un lundi à 9h15 (84) ! Il s’étonne de tout ce qu’il boit ou mange (57, 63) et fantasme sur toutes les femmes qu’il croise ou presque ! La « jeune Africaine, très belle », d’abord, qui « contemple » Beck « sans doute à cause de son élégance » (88), puis Ari Bökk, qu’il décrit comme « un specimen hautement fonctionnel de la race humaine » (93) (!)
De ce côté du mur et dans les circonstances, tout semble possible en Hongrie, tout pourrait arriver. Même à Martin Beck, qu’on a connu plus taciturne et rentré…
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L’Est façon carte postale
Dans les premières pages de L’Homme qui partit en fumée, Martin joue les touristes. Il décrit son hôtel hongrois et le menu à la manière d’un prospectus publicitaire (61-63). Comme un enfant, il se passionne pour les bateaux à vapeur (65, 91), visite le « plus petit métro qu’il eût jamais vu », « le plus vieux d’Europe » également (109). Bref, il semble goûter de l’intérieur le parfait modèle du socialisme hongrois.
Il prend même le temps d’envoyer une carte postale au Commissaire Ahlberg rencontré lors de sa précédente enquête (108)… C’est complet ! Hey, Per et Maj, qu’avez-vous fait de Martin Beck ?
Point culminant des cent premières pages de L’Homme qui partit en fumée, la rencontre du commissaire avec son homologue hongrois. Toujours en mode touriste, celle-ci a lieu aux bains, sur l’île Marguerite. Et là encore, la carte postale est lisse. Le constat dressé à l’intention de Martin Beck par le fonctionnaire est pétri de propagande :
« Voyez-vous, à présent, il n’arrive plus jamais rien de très dramatique ou de très passionnant chez nous. Ce n’est pas comme dans votre pays, à Londres ou à New-York. […] Les tragédies, poursuivit Szluka sur un ton solennel, nous en avons eu notre content autrefois. Maintenant, nous recherchons la paix et la tranquillité et nous nous intéressons à d’autres choses. A la nourriture, par exemple. » (104)
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Voyage en Absurdie…
Dans L’Homme qui partit en fumée, SJÖWALL et WAHLÖÖ se moquent gentiment de leur héros. Après Martin Beck en vacances, Martin Beck fait la grasse mat’, Martin Beck dans le métro, voici Martin Beck aux bains ! Mais la vision du très sérieux Szluka accroché à son porte-document jusque dans la piscine a l’effet d’un électrochoc (112-115). De « ridicule » et « vouée à l’échec » (78), la mission de Martin Beck devient dangereuse (141). Ce qui l’étonnait et semblait le ravir devient absurde. Les images employées par les auteurs dans L’Homme qui partit en fumée ne trompent d’ailleurs pas :
« Si savoureux qu’il fût, le repas ne parvint pas à dérider Martin Beck, et les garçons se pressaient autour de lui comme des médecins au chevet d’un dictateur. » (98)
ou encore :
« Une foule dense avait envahi la rue et le quai – surtout des mères de famille avec des enfants ou qui poussaient des landaus profilés ressemblant à de petits tanks blancs. » (107)
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On se réveille, Martin !
Quand les visages croisés à l’hôtel, au petit-déjeuner, ou dans le métro se ressemblent décidément trop (97, 98, 106, 107, 110), le policier suédois comprend qu’il est suivi depuis son arrivée (133,134). Il était temps ! Flics ou voyous ? Disons les deux, comme dans un bon film burlesque !
Non seulement Szluka décrit la police hongroise comme ultra efficace (145-146, 182), mais Martin l’éprouve lui-même à deux reprises. La première fois, lorsqu’une brigade de nuit le sauve in extremis d’une attaque au couteau sur le pont Elizabeth (143-144) ; la seconde quand, sur le départ, il reçoit le procès-verbal entièrement traduit des interrogatoires de ses agresseurs, achevés depuis quelques heures à peine (187).
Mais si l’administration hongroise est si efficace, comment n’a-t-elle pas retrouvé Alf Matsson ? Après beaucoup de flottements, l’enquête sur L’Homme qui partit en fumée apparait enfin comme un défi stimulant pour Martin Beck.
L’Homme qui partit en fumée : un très bon procédural
Avec le minimum de pistes (juste 2 adresses sur place et une valise de vêtements), L’Homme qui partit en fumée est une énigme. Comme le note plaisamment Martin Beck, il s’agit de trouver « Monsieur Qui? à l’adresse Où? » (66).
Pas de corps, pas de crime ???
Lorsqu’il décide de retourner en Suède au bout de 5 jours, Martin Beck n’en sait pas beaucoup plus. Grâce à l’aide de Szluka, il a néanmoins pu confirmer que l’affaire n’est pas politique. On soupçonne le grand journaliste, toujours introuvable, de tremper dans un trafic de drogue à destination de la Suède (163). Pour autant, le mystère de sa disparition reste entier et l’enquête dans une impasse (179, 181).
C’est finalement pendant le voyage retour que Martin Beck réussit à assembler les pièces du puzzle. A force d’attention aux détails, d’opiniâtreté, de logique et d’imagination et en faisant travailler Szluka, Melander et Kollberg à distance pour combler les blancs et conforter ses intuitions, toutes les informations reçues pendant son séjour sont enfin reliées ! Il fallait les qualités très particulières de l’enquêteur Martin Beck pour résoudre cette enquête de L’Homme qui partit en fumée.
Et la conclusion de l’affaire Alf Matsson sera une surprise pour tout le monde de part et d’autre du mur… Et même pour le lecteur !
Pour conclure…
Avec un vrai talent pour l’ironie, l’image et, dans le cas de ce livre, le coup de théâtre (233), SJÖWALL et WAHLÖÖ ont pris un malin plaisir à se moquer de Martin Beck, à lui mettre des batons dans les roues, tout en écornant l’image trop lisse du bloc soviétique.
L’enquête de L’Homme qui partit en fumée manque-t-elle finalement d’envergure ? C’est vrai. Beck a d’ailleurs un peu de mal à s’en remettre (262). Mais ce genre d’affaires ne fait-il pas aussi partie du lot de la police ?
J’ai adoré la « vacance » de Martin Beck dans la première moitié de L’Homme qui partit en fumée. Un « truc » systématiquement utilisé aussi par l’Islandais Arnaldur INDRIDASON au début de chaque enquête, quand Erlendur ne sait pas (encore) par quel bout la prendre. Pour le reste, le polar est une nouvelle démonstration du talent d’enquêteur de Martin Beck. Un vrai numéro de claquettes suédoises !
Aimez-vous les polars de SJÖWALL et WAHLÖÖ ? Lesquels avez-vous lu ?
NOTES :
- Raoul WALLENBERG est un héros suédois de la Seconde Guerre mondiale. Attaché de l’ambassade suédoise à Budapest, il a sauvé quelques 20 000 Juifs de Hongrie de la déportation en leur délivrant des passeports suédois ou en les logeant dans des bâtiments officiels suédois. Arrêté par les troupes russes en 1945, il aurait été exécuté en 1947 à la prison de la Loubianka, ce que les autorités soviétiques nièrent à l’époque. Il n’a été déclaré officiellement mort en Suède qu’en 2016 (Source : Wikipédia).
- Le forint est la monnaie hongroise.
En Savoir plus :
- Acheter et lire L’Homme qui partit en fumée de Maj SJÖWALL & Per WAHLÖÖ (Ed. Rivages/Noir, 2016)
Cet article participe au challenge Cette année, je (relis) des classiques
organisé par Nathalie et Blandine