Le Chien jaune est mon premier SIMENON et aussi mon premier Maigret-livre. Ayant subi dans l’enfance plus d’un épisode de la série télé Maigret interprétée par Jean RICHARD (la version avec Bruno CREMER n’est guère plus folichonne !), je l’avoue : je n’avais jusque là jamais été tentée !
Publié en 1931, Le Chien jaune, sixième roman écrit par Simenon, se passe à Concarneau, charmant petit port de pêche du Finistère. C’est aussi un roman très court : 11 chapitres et 183 pages d’une bonne intrigue maîtrisée et d’une écriture polaristique riche, faite pour la télévision ou le cinéma.
Le roman a été adapté au cinéma par Jean TARRIDE, en 1932, et à la télévision par Claude BARMA dans la série Maigret, où Jean RICHARD interprétait le commissaire.
Le Chien jaune : peur sur Concarneau…
Une balle tirée à travers la boîte aux lettres d’une maison de ville inoccupée devant laquelle la victime ne s’est arrêtée que pour rallumer son cigare, à cause du vent ? Le point de départ du Chien jaune est plutôt improbable !
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Le symbolisme de la tempête dans Le Chien jaune
Et pourtant la tempête qui s’abat sur Concarneau au début du Chien jaune accompagne, comme une métaphore des passions humaines à l’œuvre dans cette histoire, toutes les péripéties du drame jusqu’à la résolution de l’enquête, rendant les descriptions à la fois plus pittoresques et resserrant le huis-clos sur l’Hôtel de l’Amiral et son bar, où se retrouvent les principaux protagonistes :
- Les fameux « notables » qu’on découvrira être à l’origine de toute l’affaire : Mostaguen, victime du mystérieux tireur à la boîte aux lettres (13), Goyard alias Servières, un ancien journaliste dont on retrouve la voiture abandonnée et ensanglantée deux jours plus tard (42) (*), Le Pommeret qui meurt empoisonné chez lui le même soir (70), et le Dr Michouxque Maigret finira par arrêter (82) et confier à la gendarmerie, autant pour le protéger que pour satisfaire le Maire, pressé d’arrêter « quelqu’un, n’importe qui, pour rassurer la population… » (52) ;
- Emma, la fille de salle en costume breton (25) ;
- mais aussi les forces de police dépêchées sur place, en la personne du Commissaire Jules Maigret, alors Chef de la Brigade mobile de Rennes, et du jeune inspecteur Leroy, tout juste sorti de l’école (17, 27) ;
- et aussi la Presse locale, – photographes et journalistes avides de sensationnel (63, 64, 69).
« La tempête n’avait pas cessé. Certaines bourrasques faisaient crever sur la ville de gros nuages qui tombaient en pluie glacée. Aucun bateau ne sortait du port […]. » (17)
Menacée par les intempéries et les tentatives de meurtres et d’empoisonnement qui touchent l’un après l’autre le petit groupe des fidèles du Bar de l’Amiral, la ville se referme sur elle –même.
A noter : Concarneau est aussi une ville close, entourée de remparts. (61)
A mesure qu’on s’enfonce dans le drame, le temps se détériore. Ainsi quand on découvre l’auto abandonnée de Servières et les taches de sang :
« Maigret regarda à travers les vitres. Il ne pleuvait plus, mais les rues étaient pleines de boue noire et le vent continuait à souffler avec violence. Le ciel était d’un gris livide ». (46)
Et après la mort de Le Pommeret, au début du chapitre 5 :
« Il faisait plus froid que les jours précédents. La pluie trouble ressemblait à de la neige fondue » (77)
Et au chapitre 7, quand on annonce une nouvelle tentative de meurtre, SIMENON note :
« Rarement le ciel avait été aussi noir. » (117)
Non sans humour, SIMENON souligne le côté artificiel de ce procédé littéraire utilisé dans le Chien jaune, qu’il poussera cependant jusqu’à son terme :
« C’était idiot ! Il n’avait jamais vu pareille chose. Cela rappelait les orages tels qu’on les représente parfois au cinéma. On montre une rue riante, un ciel serein. Puis un nuage glisse en surimpression, cache le soleil. Un vent violent balaie la rue. Eclairage glauque. Volets qui claquent. Tourbillons de poussière. Larges gouttes d’eau.
Et voilà la rue sous une pluie battante, sous un ciel dramatique !
Concarneau changeait à vue d’œil. » (50)
Au début du chapitre 9, alors que l’enchaînement des faits devient plus clair pour Maigret et qu’on s’achemine vers la résolution du mystère du Chien jaune, le temps s’éclaircit, amenant une lueur d’espoir :
« D’ailleurs, sans qu’on eût pu dire pourquoi, la détente était générale. Cela tenait peut-être au temps qui, tout à coup, s’était mis au beau. Le ciel semblait avoir été lavé tout fraîchement. Il était bleu, d’un bleu un peu pâle mais vibrant où scintillaient de légères nuées. Du fait, l’horizon était plus vaste, comme si on eût creusé la calotte céleste. La mer, toute plate, scintillait, plantée de petites voiles qui avaient l’air de drapeaux épinglés sur une carte d’état-major.
Or, il ne faut qu’un rayon de soleil pour transformer Concarneau, car alors les murailles de la vieille ville, lugubres sous la pluie, deviennent d’un blanc joyeux, éclatant. » (141)
Et juste avant la séance de révélation à la gendarmerie, c’est un temps quasi estival qui est décrit par l’auteur du Chien jaune :
« Et quand il arriva devant la porte de la gendarmerie, surmontée du clair drapeau français, il nota que l’atmosphère par la magie du soleil, des trois couleurs, du mur ruisselant de lumière, avait une allégresse de 14 juillet. » (149)
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La gradation de la peur dans Le Chien jaune
De l’impression de « flottement » et de « vague effroi dans l’air » (13) ressentis à l’annonce, dans le café, du tout premier coup de feu contre Mostaguen à l’hystérie du pitoyable Dr Michoux à la fin du livre (151), la peur semble se matérialiser, comme le note l’inspecteur Leroy après la découverte de la tentative d’empoisonnement collectif au Bar de l’Amiral, à la fin du premier chapitre :
« Il s’étonna du silence qui régnait, de l’angoisse compacte qui prenait à la gorge.De la fumée de tabac s’étirait autour des lampes électriques. Le billard montrait son drap verdâtre comme un gazon pelé. Il y avait des bouts de cigare par terre, ainsi que quelques crachats, dans la sciure. » (24)
Au titre du chapitre 3 « La peur règne à Concarneau » (c’est la manchette en caractères gras des journaux à sensation) succède celui du chapitre 11 – le tout dernier chapitre du Chien jaune : « La peur », incarnée physiquement dans le personnage du Dr. Michoux, qu’on voit se décomposer littéralement au fil du roman. « Malade de peur » (174), Ernest Michoux commence par s’installer à l’hôtel et ne plus en sortir (34), dort mal, ne se peigne plus et descend au café en pantoufles (36), a les mains qui tremblent (37), laisse pousser sa barbe et sue abondamment (57), surveille les portes (76) et suit Maigret à la trace (81) (Voir Notes en bas de page pour d’autres références).
« Il n’était plus pâle. Il était livide. Et il faisait mal à voir tant il illustrait l’idée de panique dans ce qu’elle a de plus pitoyable, de plus affreux. » (151)
Chef du petit clan des notables de Concarneau et instigateur du crime à l’origine des événements narrés dans Le Chien jaune, le Dr. Michoux – « Michoux… M…I…choux, comme chou… Comme chou de Bruxelles… », plaisante SIMENON (64) – est un anti-héros :
« Et, je l’avoue, commissaire, je suis un lâche !… Voilà quatre jours que j’ai peur, quatre jours que je souffre de la peur… » (95),
Un anti-héros dont Maigret s’amuse :
« Le docteur s’était levé et on eût juré qu’en quelques jours, il avait maigri de dix kilos. Il se fût mis à pleurer d’énervement qu’on ne s’en serait pas étonné. » (154)
et même se moque, comme dans la cellule de la gendarmerie, lorsqu’il met fin à la litanie des plaintes du docteur par un « coucou ! » retentissant et que Michoux s’effondre :
« Ce fut comme l’effet d’un déclic. Michoux s’immobilisa, tout mou, tout falot, eut l’air de fondre jusqu’à en devenir une silhouette irréelle d’inconsistance » (156)
Du Chien jaune, on gardera particulièrement en mémoire la superbe tirade de Michoux à Maigret, du fond de sa cellule :
« Je ne suis pas un héros, moi ! Mon métier n’est pas de braver la mort !… Je suis un homme !… Je suis un malade !… Et j’ai bien assez, pour vivre, de lutter contre la maladie… Vous parlez ! Vous parlez !… Mais qu’est ce que vous faites ?… » (155)
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La symphonie du Chien jaune
Nous évoquions dans l’introduction, l’écriture riche de SIMENON, faite pour la télévision ou le cinéma. De fait, paysages, décors, effets spéciaux (la tempête…), sons d’ambiance et jusqu’aux futurs bancs-titres des unes de journaux semblent avoir été prévus par l’auteur, couvrant tous les aspects d’une future adaptation cinématographique.
Venant se greffer sur l’action proprement dite, un grand nombre de ces éléments contribuent à renforcer la pression subie par les personnages qui fait du Chien jaune un très bon polar.
La notion de temps est bien marquée dans Le Chien jaune :
- « On entendait l’horloge de la vieille ville sonner les heures et les demies. » (30)
- A compter de l’installation des journalistes à l’hôtel, les comptes-rendus de presse permettent de suivre et de dater les événements au jour le jour (44-45) ; les gros titres racoleurs accentuent la panique des habitants : « Trois jours : trois drames ! On conçoit que la terreur commence à régner à Concarneau dont les habitants se demandent avec angoisse qui sera la nouvelle victime. » (45)
- La pression est désormais constante : « Un reporter, en bas, guettait l’arrivée des journaux de Paris. On avait entendu siffler le train de sept heures et demie. Dans quelques instants, on verrait arriver les porteurs d’éditions sensationnelles ». (77)
A cela s’ajoute l’impatience du maire, premier personnage de la ville, qui ne cesse d’appeler au téléphone ou de débarquer en personne, exigeant d’être informé avant tout le monde, pressant pour une arrestation, menaçant Maigret et son adjoint de faire jouer ses relations… (30, 44, 52, 56-57, 64, 65, 68, 80, 120)
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Mais qui est Le Chien jaune ?
Enfin, il y a ce fameux chien : « une grosse bête jaune et hargneuse » (13), au « regard d’homme » (97). Sorte d’apparition surnaturelle (59) le Chien jaune surgit sur les scènes de crime et renifle les victimes (13), entre dans le Café de l’Amiral et se couche au pied d’Emma qui dit ne pas le connaître (52), et marque – peut-être – les prochaines victimes :
« Un paysan l’a vu ce matin dans le jardin de M. Michoux… – Dans mon jardin ?…. […] Qu’est-ce qu’il faisait dans mon jardin ?… – A ce qu’on m’a dit, il était couché sur le seuil de la villa et, quand le paysan s’est approché, il a grogné de telle façon que l’homme a préféré prendre le large… » (37)
La vérité concernant le Chien jaune sera, évidemment, plus prosaïque, mais ses apparitions/disparitions répétées contribuent sans aucun doute à l’hystérie collective qui résultera dans le lynchage de l’animal (58) par une « population affolée » (174).
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Le Chien jaune et la critique sociale : les notables
Symbolisé par les baies vitrées illuminées du Café de l’Amiral qui est leur repaire, les notables décrits dans Le Chien jaune – le mot apparaît pour la première fois dans le livre à la page 14 – forment un monde à part.
La population de Concarneau est décrite comme une masse informe : c’est la foule du marché ou de la sortie de la messe, des visages indifférents – « Les petits, les ouvriers, les pêcheurs ne s’émeuvent pas trop… », commente un gendarme (84) – ou ceux, déformés, des curieux collés aux vitres du café (29)… Mostaguen lui-même, avant d’être abattu et identifié comme l’un des leurs n’est qu’une marionnette retournée par le vent, un anonyme : « l’ivrogne », « l’homme au chapeau melon », « le fumeur », « le noctambule » (12).
A l’exception de la fille de salle Emma et du marin Léon Le Glérec, seuls les « notables » sont décrits dans Le Chien jaune, ont une histoire…
« L’hiver, ils sont seuls… Quelquefois ils boivent une bouteille avec un voyageur de commerce… Mais l’été il y a du monde… L’hôtel est plein… Le soir, ils sont toujours dix ou quinze à boire le champagne ou à faire la bombe dans les villas… Il y a des autos, de jolies femmes… Nous, on a du travail… », commente Emma. (33)
Et leurs mœurs sont critiquées :
« Le docteur, M. Le Pommeret et M. Servières n’avaient pas très bonne réputation. […] N’empêche qu’ils abusaient un peu quand ils débauchaient toutes les gamines des usines (…). », explique un agent de police à Maigret. (85)
Quand Leroy lui rapporte les critiques du frère de Le Pommeret à l’égard du mode de vie du mort, Maigret s’esclaffe :
« – Crevant !… fit Maigret au grand ahurissement, sinon à l’indignation de son compagnon. – Pourquoi ? – Magnifique, si vous préférez ! Selon votre expression de tout à l’heure, c’est un vrai plongeon dans la vie provinciale que nous faisons ! Et c’est beau comme l’antique ! Savoir si Le Pommeret portait des chaussures toutes faites ou des chaussures sur mesure !… Cela n’a l’air de rien… Eh bien, vous me croirez si vous voulez, mais c’est tout le nœud du drame…. ». (103)
« C’est la petite ville, commissaire ! » (134), lance le maire.
Le Chien jaune raconte la vie en province, oui, certainement. Et à une autre époque que la nôtre…
Mais le récit par Léon, à la fin du livre (161-168), de son association désastreuse avec les fameux notables, de leurs petits (ou gros) trafics, de leur cupidité et de leur lâcheté dit bien autre chose, en fin de compte. Les notables ne se lancent dans les affaires ou ne jouent les gangsters que lorsqu’ils ont un pauvre bougre sous la main à faire accuser à leur place. Bref, ce sont des salauds ! (167)
Et le Café de l’Amiral, décrit au début du livre « comme une cage du Jardin des plantes devant laquelle les curieux endimanchés défilent » (56) – une sorte de « cage dorée » ? – n’est finalement rien d’autre qu’un « monstrueux aquarium. » (74)
Le Chien jaune : de Maigret à SIMENON
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Petit portrait de Maigret dans Le Chien jaune
Pour ma première rencontre avec Maigret, je ne peux m’empêcher de noter quelques-uns de ses traits principaux, tels qu’ils sont décrits dans Le Chien jaune. Vous saviez, vous, que le Maigret de Simenon, en plus de fumer la pipe (27), porte « un lourd pardessus à col de velours » (83) et un chapeau melon ? !!! (17)
En bon Français, il prend du café noir le matin (35), un demi pour l’apéritif (51, 66) et ne rechigne pas devant un Pernod – qu’il boit d’un trait (104) -, un whisky (132) ou un petit marc de pays (148).
Lorsqu’à peine arrêté par les gendarmes, le marin Léon s’échappe et que la chasse à l’homme commence, Maigret, lui, prend son petit déjeuner : « attablé dans le café […] occupé à dévorer des toasts » (80).
Hors la pipe et l’apéro :
Allons prendre l’apéritif, Leroy ! …. Comme ces gens le prenaient tous les jours…. Au café de l’Amiral !… », (103)
Le Chien jaune nous montre un Commissaire Maigret épris de bonne chère :
« Allons manger ! » (56)
« Comme un énorme animal à l’affût » (108), Maigret semble faire l’éloge de la lenteur :
« Elle détourna la tête sans rien dire et Maigret, les yeux rivés à son visage, fuma plus lentement, but une gorgée de bière » (31),
Mais curieusement, il ne fait preuve d’aucune patience. Pas plus pour les questions de l’instituteur :
« Maigret n’était pas un ange de patience. Il grommela en enfonçant les deux mains dans les poches : « F…ez-moi la paix ! » (50), répond-il à l’instituteur qui le presse de questions.
Que pour celles du maire :
« Vous n’avez toujours rien trouvé ?… – L’enquête continue ! » grogna Maigret du même ton qu’il eût déclaré : « Cela ne vous regarde pas ! » (65-66)
Ou du patron du bar :
« Quand on n’était pas habitué à Maigret, c’était déroutant, en pareil cas, de voir ses gros yeux vous fixer au front comme sans vous voir, puis de l’entendre grommeler quelque chose d’inintelligible en s’éloignant, avec l’air de vous tenir pour quantité négligeable ». (69)
Dans Le Chien jaune, Maigret a vraiment l’air de prendre l’enquête par-dessus la jambe, part acheter du tabac et revient deux heures plus tard, après avoir fait le tour de la ville (36), et ressort presque aussitôt, en emmenant son adjoint :
« Maigret mit son chapeau, son manteau. « Où allez-vous ?.. – Je ne sais pas… Respirer l’air… Vous m’accompagnez, Leroy ? » (37)
Décrit comme « placide » (30), Maigret interroge le Dr. Michoux « à cheval sur sa chaise, les coudes sur le dossier » (93) :
« Maigret était placide. Il était même, énorme sur sa petite chaise, une statue de la placidité », écrit SIMENON. (94)
C’est que Maigret, sous la plume de SIMENON dans Le Chien jaune, pose :
« comme l’antithèse du prisonnier, de l’agitation, de la fièvre, de la maladie, l’antithèse de cette frousse malsaine et écœurante. » (98)
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Le Chien jaune: la méthode Maigret
Ce qui est drôle, c’est que jusqu’à un certain point, Maigret n’enquête pas dans Le Chien jaune. Il observe, laisse le drame se dérouler « en évitant autant que possible les dégâts » (178) et confie à son jeune adjoint le soin de recueillir toutes les preuves.
Analyses de laboratoire (36), moulages en plâtre des traces de l’homme et de celles du chien (53) aussitôt envoyés par bélinogramme au Quai des Orfèvres pour qu’ils consultent les sommiers (68), dans Le Chien jaune, le jeune inspecteur Leroy incarne la police moderne : celle qui entre chez les gens avec un mandat (39) et s’appuie sur la science pour établir ses conclusions :
« Il dut penser que son chef était de la vieille école et ignorait la valeur des investigations scientifiques car Maigret, tout en tirant une bouffée de sa pipe, laissa tomber :
« Si vous voulez… » » (27)
Maigret, lui, se défend de toute déduction :
« Oui, bien entendu !…Seulement, moi, je ne déduis jamais… » (101)
et met en garde son adjoint :
« – Doucement ! Doucement, petit ! Pas de conclusions hâtives ! Et surtout pas de déductions ! » (148)
comme les journalistes :
« Un bon conseil, messieurs ! Pas de conclusions prématurées ! Et surtout pas de déductions… » (104)
S’il y a un peu d’Agatha CHRISTIE dans Le Chien jaune – un peu des Dix Petits Nègres, par exemple, avec ce petit groupe des notables qui se demande lequel d’entre eux sera la prochaine victime, un peu du cabotinage prétentieux de Poirot, aussi, quand Maigret se met en tête de réunir tous les protagonistes à la fin du livre pour dérouler devant eux le fil de l’histoire et désigner le – ou les – coupable(s) (148, 150), sans oublier une intrigue super ficelée et maîtrisée -, Maigret est avant tout un intuitif qui ne s’intéresse aucunement aux indices, alors que la Reine du Crime en fait collection !
La méthode de Maigret dans Le Chien jaune, c’est de se mettre dans la peau du personnage – pas celle de l’enquêteur ou du représentant de la loi, mais celle du criminel.
Ainsi à son arrivée à Concarneau, Maigret s’installe « naturellement à l’hôtel de l’Amiral » (17), épicentre des crimes, et se fond dans le décor, adoptant les habitudes des principaux protagonistes, les observant, guettant les réactions des uns et des autres.
Grâce au chien, Maigret semble avoir compris dès les premières pages du Chien jaune l’implication d’Emma, la fille de salle, dans cette histoire compliquée :
« Le regard de Maigret tomba sur un chien jaune, couché au pied de la caisse. Il leva les yeux, aperçut une jupe noire, un tablier blanc, un visage sans grâce et pourtant si attachant que pendant la conversation qui suivit il ne cessa de l’observer.
Chaque fois qu’il détournait la tête, d’ailleurs, c’était la fille de salle qui rivait sur lui son regard fiévreux. » (19)
Et plus loin :
« Il y avait une sorte de sympathie innée entre la fille de salle et le commissaire. » (52)
Touché par sa fragilité de fille du peuple, usée et abusée (32-34), il reconnaît immédiatement en elle une victime et grâce à ce fil rouge, démêlera toute l’affaire du mystérieux Chien jaune… sans aucune méthode :
« Je ne comprends pas encore tout à fait vos méthodes, commissaire, mais je crois que je commence à deviner… », lui lance l’inspecteur Leroy à l’avant-dernier chapitre, au moment où Maigret se décide enfin à fouiller la chambre d’Emma, à la recherche d’indices.
« Maigret le regarda de ses yeux rieurs, envoya dans le soleil une grosse bouffée de fumée.
Vous avez de la chance, vieux ! Surtout en ce qui concerne cette affaire, dans laquelle ma méthode a justement été de ne pas en avoir. […] J’ai pris l’enquête à l’envers, ce qui ne m’empêchera peut-être pas de prendre la prochaine à l’endroit…Question d’atmosphère…Question de têtes… Quand je suis arrivé ici, je suis tombé sur une tête qui m’a séduit et je ne l’ai plus lâchée… » (142-143)
Lors de la séance de « détricotage » de l’enquête, dans les toutes dernières pages du Chien jaune, Maigret se fend d’ailleurs d’une explication au premier magistrat :
« Vous m’excuserez, monsieur le maire, de ne pas vous avoir tenu au courant de mon enquête… Quand je suis arrivé ici, j’ai eu la certitude que le drame ne faisait que commencer… Pour en connaître les ficelles, il fallait lui permettre de se développer en évitant autant que possible les dégâts… » (178)
Mais dans cette enquête qui implique des notables, la meilleure qualité du Commissaire Maigret est de savoir résister aux pressions de tous ordres, et en tout premier lieu à celle du maire… (56-57, 120, 131-132) :
« Et j’ajouterai, monsieur le maire, avec tout le respect que je vous dois, que quand je prends la responsabilité d’une enquête, je tiens avant tout à ce qu’on me f… la paix ! » (131-132) !!!
Dans Le Chien jaune, SIMENON pose ainsi un personnage bourru et indépendant, avec son franc-parler, et qu’on n’est pas près d’oublier…
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Le style polar de Simenon dans Le Chien jaune
Un personnage central fort, donc, en la personne de Jules Maigret, mais aussi une multiplicité de personnages (les quatre notables, le douanier, les gendarmes, les journalistes…) pour véhiculer, finement, l’intrigue et toute l’information dont le lecteur a besoin.
Dans ce Chien jaune, on reconnaît chez SIMENON un style :
- « impressionniste » (avec la métaphore de la tempête), tout en petites touches et privilégiant une approche par facettes. Ainsi le petit groupe des notables nous est-il présenté deux fois de suite par Le Pommeret, d’abord (14), puis par Servières (17). Comme un portrait croisé, on apprend chaque fois des choses différentes sur chacun.
- symphonique, avec les notations de son et les nombreux moyens employés dans Le Chien jaune pour rendre le sentiment de peur ou de pression, etc.). Même l’enchaînement de dialogues apparemment anodins – comme lorsque les notables se mettent à scander le nom d’Emma en commandant leurs boissons – se lit comme un signal subliminal (attention ! le personnage d’Emma est important, il faut le suivre…), martèle la différence sociale, l’éventuel abus des notables : « Emma !… », « Des Pernod, Emma… », « Apporte de la glace, Emma… » (20). Le Chien jaune est effectivement très fait pour la télé ou le cinéma, avec une forte imbrication des images, des dialogues, des sons et même du temps qu’il fait dehors !
- très dynamique, avec une succession de coups de théâtre soigneusement entretenue (après l’attaque contre Mostaguen (chap.1, p.13), découverte par Michoux d’une tentative d’empoisonnement collectif (fin du chap.1, p.23), disparition de Servières et réapparition du Chien jaune (fin du chap.2, p.42), on tire sur le chien (fin du chap 3, p.58), Le Pommeret meurt empoisonné (fin du 4ème chap, p.70), Servières est retrouvé à Brest (chap 6 p.99), nouvelle tentative de meurtre sur le douanier (chap 7, p.117), arrestation de Servières à Paris (fin du chap.7, p.123-124).
- pas dénué d’une certaine poésie (dans les descriptions) ni de tendresse pour les gens simples, les petits (Emma, Léon…)
- et pas dénué d’humour non plus (on en a déjà noté quelques exemples), comme lorsque Maigret philosophe : « Il y avait certes quelque chose de mort dans la ville » (oui, au moins !). « Mais n’en était-il pas ainsi tous les dimanches matin ? » (46)
Pour le lecteur d’aujourd’hui, le texte du Chien jaune séduit par son style et sa concision et surprend par sa ponctuation scrupuleuse à l’ancienne (jamais vu autant de points de suspension dans un texte !)
L’intrigue polar du Chien jaune, elle, est très maline et ne se révèle qu’à la fin, passant d’une « une série de crimes » (128) à des actions éventuellement commises en parallèle par des individus différents (153) et faisant la démonstration de la manipulation, de l’instrumentalisation de la peur.
« Je voudrais vous parler plus longuement de la peur, parce que c’est elle qui est à la base de tout ce drame. » explique SIMENON par la bouche de Maigret. (175)
Quelque peu discordante dans le discours général du Chien jaune, la scène des retrouvailles de Léon et d’Emma dans la maison d’en face, observée par Maigret et Leroy depuis le toit de l’Hôtel de l’Amiral (chap.7 « Le couple à la bougie »). Une scène sexuelle, très physique :
« L’homme marchait. Deux fois, il évita sa compagne désemparée.
La troisième fois, il la prit dans ses bras, il l’écrasa contre lui, lui renversa la tête. Et goulûment il colla ses lèvres aux siennes.
On ne voyait plus que son dos à lui, un dos inhumain, avec une petite main de femme crispée sur son épaule.
De ses gros doigts, la brute éprouvait le besoin, sans dessouder leurs lèvres, de caresser les cheveux qui pendaient, de les caresser comme s’il eût voulu anéantir sa compagne, l’écraser, mieux : se l’incorporer. » (114)
et à nouveau quand la scène n’est plus décrite, mais racontée par Maigret lors de l’explication finale du Chien jaune :
« [Léon] la saisit d’une main brutale, comme pour la broyer, mais ce sont ses lèvres qu’il écrase sous les siennes. » (177)
et qui devient carrément lyrique :
« Elle était presque belle ((on rappelle tout de même que Maigret la voit depuis l’autre côté de la rue !!)). Elle était belle ! Tout était émouvant, même sa taille plate, sa jupe noire, ses paupières rouges. » (115)
nous dévoilant un Maigret étonnamment « fleur bleue », quand il décrit la vie d’Emma, malheureuse fille de salle abandonnée, et malmenée par les affreux bourgeois de Concarneau :
« Des amours ternes, sans amour… Et la vie d’Emma est terne…Elle n’est pas une héroïne… Elle garde dans une boîte de coquillages une lettre, une photo, mais ce n’est qu’un vieux rêve qui pâlit chaque jour davantage… ». (171)
Tout en se moquant de lui-même dans les dernières lignes du Chien jaune :
« Tout seul dans la voiture, il haussa au moins trois fois les épaules, comme un homme qui a une rude envie de se moquer de lui. » (182)
Maigret veille à transformer cette épouvantable aventure en « happy end » pour ses deux protégés et met les billets de train du couple sur sa note de frais ! (181) A la fin du Chien jaune, les vrais méchants sont justement condamnés et SIMENON conclut :
« Léon Le Glérec pêche le hareng en Mer du Nord, à bord de la Francette, et sa femme attend un bébé. » (183)
Ça m’a donné envie d’aller visiter Concarneau, tiens !
Et pourquoi pas à l’occasion du Festival du Chien jaune, le festival du polar de Concarneau, dont la 22ème édition se tiendra cette année du 22 au 24 juillet 2016 ?
Etes-vous fan de Maigret et de SIMENON ? Et si, comme moi, vous ne le connaissiez pas, avez-vous envie de le découvrir ?
(*) Note : la numérotation des pages fait référence à l’édition Pocket, publiée en 1976.
NOTES : Sur la transformation d’Ernest Michoux, rongé par la peur, voir aussi : pp. 68, 71, 81.
En Savoir plus :
- Acheter et lire Le Chien jaune de Georges SIMENON
- Festival de polar Le Chien jaune de Concarneau : en juillet chaque année
- Sur les lieux du Chien jaune à Concarneau, voir : Georges SIMENON à Concarneau ou : À la rencontre de 2 livres de SIMENON qui se passent à Concarneau sur le site de John SIMENON, son fils.
Merci pour cette analyse très précise et très fouillée de ce roman.
Pour ma part, je les ai tous lus, il y a une quinzaine d’années (il m’a fallu deux ans pour lire toutes les enquêtes), j’avais lu quelques enquêtes quand j’avais une dizaine d’années. J’ai aussi tous les DVD avec Jean Richard et Bruno Cremer.
Je te conseillerai, si ce n’est déjà fait, la lecture des Demoiselles de Concarneau de Simenon. Ce n’est pas une enquête de Maigret, mais un roman noir qui met en scène les habitants de Concarneau confronté à un drame.
Merci, Sharon ! Le livre a effectivement été une très bonne surprise pour moi et ton conseil de lecture tombe à point pour préparer une visite à Concarneau. Je note !!