Psychanalyse d’une série à succès…
Dirigée par deux trentenaires sériphiles, Claire SECAIL et Jean-Baptiste JEANGENE VILMER, la nouvelle collection des Presses Universitaires de France (PUF) « La Série des Séries » propose « un décryptage des séries télévisées par les sciences humaines ». Parmi les 3 premiers volumes publiés en avril 2012, une lecture de la série Les Experts (CSI) par le psychanalyste Gérard WAJCMAN, maître de conférences au Département de psychanalyse de l’Université Paris 8…
Avec ce don – unique selon les uns, inquiétant selon les autres – qu’ont les psys pour faire des liens entre nos addictions et notre histoire, nos mots, nos images et nos souffrances secrètes, Gérard WAJCMAN nous invite à franchir le fameux ruban jaune qui barre toute scène de crime pour nous révéler les ressorts intimes de la série télé policière qui a révolutionné le genre à compter du 06/10/2000.
De Colombo aux Experts…
Du crime « originel et fondateur », à l’origine de toute histoire, de tout récit ou représentation humaine (15-16) au choix du décor de Las Vegas – la ville du crime, en plein désert de Mojave, et ville de toutes les villes par son architecture (27-28) – en passant par le sort réservé par la série aux victimes (58-59) et au criminel (57-58), l’écrivain et psychanalyste apporte des perspectives passionnantes, non seulement sur les choix de la série – aujourd’hui devenue licence -, mais aussi sur l’évolution de la série policière en tant que genre à la télévision (par ex : 88-89), sur le discours de la science (par ex : 44), et évidemment sur la place de l’homme et du sujet dans la culture « hypermoderne » (62-63).
Motivé par un désir « d’innovation et de modernité », par la volonté de « rompre avec les formes passées du genre et de centrer un cop show sur la police scientifique » (82), le concept des Experts – à l’origine, une idée de la femme d’Anthony ZUIKER – était si « moderne » que la série a bien failli ne pas voir le jour !
« Partant de crimes le plus souvent effrayants, CSI propose de suivre les enquêtes de l’équipe de nuit de la police scientifique de Las Vegas, mettant en scène des spécialistes des sciences médico-légales, les experts, leurs méthodes propres d’enquête et les techniques spécifiques qu’ils utilisent. Les Experts, c’est la science contre le crime » (22), résume GW.
Désormais centrée sur la matérialité du crime, les analyses et les mesures (fournies par des machines toujours plus sophistiquées), avec l’autopsie comme « voie royale de la vérité » (63-64) et le légiste comme officiant suprême, l’enquête « exclut la victime pour ne s’intéresser qu’au cadavre » (122), en faire une chose, un pur « objet de savoir » (123), quand il n’est pas réduit à une image (moniteurs video grand écran de la morgue, virtopsie…).
« Les seuls hommes auxquels les Experts s’intéressent sont les hommes horizontaux qu’on range dans des tiroirs réfrigérés, des corps sous forme de cadavres » (58-59).
Quant au criminel :
« Ce qui est recherché n’est pas tant la mise hors d’état de nuire d’un criminel, que la résolution d’une énigme. L’arrestation du criminel intervient toujours comme de surcroît. » (121)
Il est loin le temps de Colombo, où « chaque épisode était le récit d’un affrontement d’intelligences » (120) :
« Les Experts supposent une dissymétrisation de l’intelligence, et aucun affrontement. Il n’y a qu’une astuce dans Les Experts, c’est celle des Experts. Le criminel, par définition, n’est pas astucieux puisqu’il laisse toujours des traces. Le Locard Prinzip qui arme la police scientifique résonne aussi comme un déni d’intelligence et, à la fois, malgré toute l’astuce dont un meurtrier pourrait faire preuve, comme ce qui assure au bout du compte de la supériorité du policier et son triomphe » (120-121)
Et plus haut :
« Fini le temps de l’intuition, de la perspicacité, de l’imagination créatrice, de la déduction, de la réflexion, parfois erratique, parfois fantasque, de la fulguration, finalement de l’intelligence et de la pensée. Pas besoin de penser ni d’être intelligent quand on a la science. Il y a le savoir. Et le savoir n’a pas forcément besoin de pensée. Ni forcément besoin de quelqu’un, d’ailleurs. Les machines y pourvoient. La technologie, c’est du calcul incarné, un savoir dans le réel qui déchargerait l’homme de la tâche de penser, de forger des hypothèses, de procéder à leur vérification et d’en tirer des enseignements. » (88-89)
Mais « Grissom-la-Science », comme GW s’amuse à le surnommer (86), est aussi très loin de Sherlock Holmes, premier détective scientifique, mais avant tout « un être de réflexion, un détective de raisonnement, d’une rationalité déductive », pour lequel une enquête est « un exercice de pensée » (98).
« La substitution de la preuve matérielle à l’aveu, qu’on envisage simplement comme un accommodement à l’époque, dans un glissement progressif, une modernisation des moyens ouvrant à plus d’efficacité, implique en réalité une rupture essentielle : le passage du pouvoir de la parole au pouvoir des choses ». (44)
Or, pour un psychanalyste, « l’établissement d’un fait ne peut avoir lieu hors de la parole » (119). GW voit dans le succès des Experts la dévaluation « radicale, absolue » de la parole (127) et une grave menace sur le « sujet ».
« L’enquête scientifique regarde le crime comme un fait, et non comme un acte, soit ce qui suppose que le sujet y est impliqué ». (57)
Selon GW, il s’est produit, avec les Experts, « une scission franche de la fiction policière selon son objet : le crime ou le criminel » (57) ou comme il l’écrit plus loin : « Les choses d’un côté, les humains de l’autre » (58). Opposée à des séries comme Medium (début 2005), Criminal Minds (09/2005) ou Mentalist (2008), la déferlante House (à partir de novembre 2004) participe du même mouvement que les Experts. Un peu comme NIH : alertes médicales (09/2004), – que GW ne cite pas -, Dr. House est beaucoup plus une série policière que médicale ou hospitalière.
« Médecin d’hôpital qui se pique de ne jamais aller au lit d’un malade, [le Dr. House] est le héraut d’une médecine enfin scientifique, c’est la médecine de la maladie, pas du malade ». (71)
La scientifisation entraîne que « la thérapeutique n’est plus ce qui est d’abord visé par la médecine (71) :
« Ce n’est pas le traitement ni le soin qu’on cherche, c’est l’evidence, la preuve. Ce qui est finalement recherché, ce n’est pas la guérison, c’est la résolution d’une énigme. Et à cet égard, qu’elle soit médicale ou policière, c’est égal. Du coup, les deux docteurs, Robbins et House, se rejoignent […]. On sent bien d’ailleurs chez le docteur House une pente à autopsier les patients de leur vivant » (71-72), ajoute GW avec humour.
Parallèlement, des séries comme Numbers (01/2005) « qui repose, elle, entièrement sur le principe d’une modélisation purement mathématique du crime » (99), ou Lie to Me (2009), pour qui le mensonge est visible dans les micro-expressions du visage et affirme donc que « le corps ne peut mentir » (129), vont dans le même sens :
« Disjoindre le criminel et le crime. Dans un cas, on s’intéresse à quelque chose comme l’homme, dans l’autre on s’intéresse aux choses, exclusivement ». (57)
A travers son analyse très pointue de CSI : les Experts et des liens de fond existant avec d’autres séries contemporaines, GW pointe du doigt « la puissance conquérante du discours de la science » (30) à l’œuvre dans nos fictions TV en y apportant l’appréciation critique du psychanalyste, mais peut-être aussi, on va le voir, du fan de cinéma et de séries tv.
« La science domine, elle triomphe, elle envahit tout. Y compris la télévision et ses fictions. Et par là, les esprits. Les Experts sont la série du temps où, devant le peu de fiabilité et l’impuissance chronique des hommes, devant le désordre de leur société, on donne à rêver des certitudes, autant dire d’un gouvernement des experts. On parlerait chiffres, seule parole sérieuse. Tout se déciderait dans le silence des laboratoires, ne laissant plus place aux doutes, aux indécisions, aux errances et aux erreurs – aux hommes, en somme, les plus grands facteurs d’erreur, désespérément défaillants ». (134-135)
Le regard de Tarantino… ou la remise en cause du « règne du gobelet »…
En effet, la deuxième partie du livre est entièrement consacrée aux deux épisodes de CSI : les Experts réalisés par Quentin TARANTINO et nommés « Grave Danger », Part 1 & Part 2 (en français, et sans le jeu de mot : « Jusqu’au dernier souffle »), qui formaient le finale de la Saison 5 et que Gérard WAJCMAN lit comme « l’autopsie des Experts » (80) :
« Cet épisode est une analyse rigoureuse de la série. Pour nommer cela d’un terme plus en accord avec le genre CSI, il faudrait dire que Grave danger est une autopsie des Experts, ouvrant son corps, découpant et examinant tout l’appareil de ses organes. Quatre-vingt-quatre minutes d’autopsie mentale haletante au scalpel du regard de Tarantino. » (80)
Dans ce double épisode (5×25 et 5×26), dont TARANTINO a également apporté l’histoire, les Experts sont pris « au piège de leur propre expertise » (112-113) : appelé sur une scène de crime inventée de toutes pièces par un père désespéré d’avoir vu condamner sa fille sur la foi d’un seul indice (son ADN trouvé sur un gobelet et prouvant sa présence sur la scène de crime – à défaut de sa participation à un meurtre !…), Nick Stokes est enlevé et à son tour « enterré vivant » dans un cercueil de verre, l’équipe des Experts condamnée à assister à son agonie par caméra interposée.
Sur la scène de crime manipulée, à l’inverse du célèbre principe de Locard qui fonde la police scientifique, ce sont les indices (viscères fumants d’un chien, mégot, traces de pneus…) qui créent le crime (104) ou la « fiction du crime » (103) à l’intention des experts, jusqu’à ce que Nick tombe sur un indice-déjà-indice, le fameux gobelet à café dans son sac à scellés, disposé – on pourrait dire « en évidence » ! – sur la scène, comme pour forcer l’expert à en questionner enfin le statut.
« Ce n’est pas une erreur commise par la police scientifique que le père veut faire reconnaître, c’est au contraire sa redoutable efficacité, sa désastreuse réussite. C’est le triomphe de la vérité scientifique qu’il tient pour la cause d’une erreur judiciaire. Ce qu’il accuse, ce qu’il récuse, c’est à la fois que les scientifiques ne se fient qu’à leurs méthodes, et que les juges ne se fient plus qu’aux scientifiques. On a affaire là à une justice non seulement aveugle, mais sans pensée et sans voix, qui ne juge plus, qui, pour dire le vrai, s’en remet aux experts. L’examen ADN serait désormais le fin mot de la justice.» (112-114)
« Foi aveugle dans la science, croyance religieuse dans l’expertise et dans les objets » (115), c’est ce que GW appelle « le règne du gobelet » (116) :
« Ce qui est en question, c’est ce fait fondamental que ce qu’on pourrait appeler le règne du gobelet, la foi dans le dieu unique de la chose dévalue et évacue la parole en tant que telle » (116).
Admiratif, GW souligne la « dimension critique, quasi subversive » (120) du scénario et de la réalisation de TARANTINO :
« En réalisant un épisode sur un échec et les ravages du discours de la science, [Tarantino] révèle un point d’aveuglement, d’idéologie du scientisme actuel. A l’opposé d’une apologie de la science, son épisode des Experts déploie en sous-main une critique de l’expertise, de ce qui fait malaise dans la civilisation. En cela dans la longue série des Experts, l’épisode de Tarantino fait tache, et œuvre d’art.
Contre la politique des choses, le regard de l’art : voilà tout ce qui reste ». (136)
Lisez-le, c’est passionnant !
Merci à Patricia des Editions PUF pour la découverte de ce livre.
En Savoir plus :
- Acheter et lire le livre Les Experts : la police des morts, de Gérard WAJCMAN (Ed. PUF, Coll. La Série des Séries, avril 2012)
- Titres parus ou à paraître dans la collection « La Série des Séries » (PUF) :
- Avril 2012 :
- Desperate Housewives, de Virginie Marcucci
- The Practice, de Nathalie Perreur
- Les Experts, de Gérard Wajcman
- Aout 2012 :
- 24 Heures chrono, de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer
- Septembre 2012 :
- Six Feet Under, de Tristan Garcia
- Octobre 2012 :
- Grey’s Anatomy, de Laurent Jullier et Babara Laborde
- Avril 2012 :
- Acheter le DVD du double épisode « Grave Danger » de CSI, réalisé par Quentin Tarantino (DVD Zone 2, Langues : français et anglais)
Ca à l’air passionnant ! J’avais entendu parler de cette collection et ton billet me donne envie d’en savoir plus !
Ca l’est ! Petit bouquin format poche, à peine 130 pages, mais super intéressant. J’ai eu du mal à choisir les citations à présenter ici, car tout est très bien écrit, et signifiant. C’est certes un point de vue sur la série, mais qui est intéressant et qui se tient. Je te le garde au chaud pour notre prochain échange ?
Merci d’être passée ici !