Mon premier Arnaldur INDRADISON… Dans Le Lagon noir, polar sorti en français en 2016, son héros Erlendur est alors un jeune trentenaire et n’est à la Criminelle que depuis deux ans, où il travaille en tandem avec Marion Briem.
L’enquête pour meurtre – celui d’un technicien de maintenance islandais de l’aéroport, dont le corps a été retrouvé dans le fameux Lagon bleu tout proche, se passe en 1979 sur la base américaine de Keflavik, avec toutes les difficultés que cela suppose.
Le Lagon noir : enquête sur l’Islande de la Guerre froide
La Guerre froide a officiellement duré de 1947 à 1991, un peu plus pour l’Islande neutre, occupée par les Britanniques dès 1940, puis les Américains en 1941 qui y garderont une base aérienne stratégique jusqu’en 2006, suite à l’entrée de l’Islande dans l’OTAN en 1949 et l’accord de défense signé avec les Etats-Unis en 1951. Scène de l’assassinat d’un citoyen islandais, la base américaine de Keflavik est le centre d’intérêt du Lagon noir, 14ème roman de la série Erlendur.
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La base militaire américaine
Pour les 5 à 6.000 soldats américains qui y sont affectés et leur famille (29), la base de Keflavik est un « hardship post » : « un endroit invivable où la plupart des soldats ne restaient pas plus d’un an et dont ils étaient vraiment soulagés de partir. » (127) « La base militaire [est] soigneusement bordée d’une clôture et les contacts avec les autochtones très réduits. En revanche, beaucoup d’Islandais [viennent] y travailler le jour car tous les travaux entrepris par l’armée, qu’il s’agisse de la construction des immeubles destinés à héberger les soldats, de l’entretien des rues ou de la construction des hangars, [sont] effectués par des entreprises locales. » (265).
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Trafics
Cinéma proposant tous les « films hollywoodiens bien avant qu’ils n’arrivent dans les cinémas de Reykjavik », magasin d’alimentation et d’équipement tel que matériel hi-fi et électroménager exclusivement importés d’Amérique, snack-bars, clubs (95), la base génère un intense trafic décrit dans le Lagon noir, ainsi qu’en témoigne le frigo de la victime, rempli de canettes de bière (alors interdite en Islande), de bouteilles de vodka d’un gallon toutes de marques américaines, de cartouches de cigarettes, sans oublier le congélateur qui contenait une trentaine de joints de marijuana. (68) Les mêmes produits trouvés par la police chez deux trafiquants notoires. (13)
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La piste des services secrets
Le hangar 885, où Kristvin pourrait avoir trouvé la mort avant d’être abandonné dans le lagon est un site sensible (132). Haut de 8 étages (102) et capable de contenir « 2 ou 3 stades de foot » (100), il est réservé à la maintenance des avions-cargos militaires de type Hercules c-130, mais pourrait aussi bien cacher un trafic d’armes organisé par les services secrets américains entre l’Europe et l’Amérique du Sud (143), les Etats-Unis et le Groenland. (211). Dans Le Lagon noir, Caroline Murphy, sous-lieutenant de la police militaire chargée de faciliter les allées et venues de la Criminelle islandaise sur la base mentionne même la présence de bombes atomiques à hydrogène sur la base de Thulé (282), voire en Islande. (283)
Marion : « Il sera impossible de justifier la présence militaire si la population locale apprend qu’il y a ici des armes nucléaires. Evidemment, l’armée américaine a peut-être passé avec les autorités islandaises des accords dont nous ignorons l’existence.
Marion regarda Caroline dans son rétroviseur.
– Si on apprenait ce genre de choses, la situation serait incontrôlable.
– C’est un sujet très sensible ? s’enquit Caroline.
– Je dirais même inflammable.
– Assez pour que certains veuillent faire taire un homme qui en saurait trop ? » (293)
Autant de pistes pour l’enquête pour meurtre racontée dans Le Lagon noir…
Marion Briem : « Ce que je voulais vous dire, c’est surtout que nous ne savons rien de ce qui se passe dans l’enceinte de cette base militaire. » (215)
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Déclaration politique
On le voit dans Le Lagon noir, les Américains sont volontiers condescendants avec les Islandais qui essaient quant à eux de tirer profit de la situation quand ils le peuvent. Et la présence militaire américaine divise non seulement la société islandaise (94-95), mais même les forces de police en la personne de Marion et d’Erlendur, ce dernier s’affirmant dans Le Lagon noir résolument contre l’armée (33-34), contre la présence américaine et contre la politique en général :
« C’est possible d’être pour ? répondit Erlendur en regardant vers le nord où on apercevait la grande tour de contrôle qui montait vers le ciel. Plus loin, on distinguait les monts Esja et Skardsheidi, ce qui ne faisait que renforcer la sensation d’irréalité. Où que se porte le regard, il tombait sur des points de repère familiers et bien islandais. Deux univers se rencontraient sur cette lande. Deux univers qu’Erlendur pensait inconciliables. » (96-97)
L’Islande n’a pas d’armée, la défense du pays dépendant des Etats-Unis et d’accords signés avec la Norvège et le Danemark. Sa police n’est pas non plus armée (187-188). Le Lagon noir met en scène un rapport des forces totalement déséquilibré entre la police criminelle islandaise et les autorités de la base :
Le Commandant Roberts à Marion : « Vous croyez que les menaces d’un petit flic local de votre espèce nous impressionnent ? Ce périmètre est sous contrôle américain et vos menaces n’ont aucun pouvoir. » (335)
Une situation qui ouvre à tous les fantasmes et à une multitude de scenarios possibles pour l’enquête du Lagon noir…
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Noir
A travers une seconde enquête non officielle menée par Erlendur sur la disparition de la jeune Dagbjört en ville un quart de siècle auparavant, en novembre 1953, Arnaldur INDRIDASON est à même de comparer les trafics liés à la base américaine à ses débuts, en plein rationnement d’après-guerre, où un jean et des disques de Billie Holiday ou Nat King Cole (316) suffisaient à faire le bonheur d’une jeune fille de 18 ans, et en 1979, où le trafic de drogue (cannabis et LSD) est désormais en pleine expansion (85).
Le constat dressé dans Le Lagon noir à travers les portraits d’hommes en particulier est très noir. Célibataire, la victime du Lagon noir vivait en banlieue dans un appartement ultra minimaliste au frigo vide excepté pour les fruits de son trafic et semble n’avoir « ni famille ni amis » (32). Le journaliste d’investigation qui l’aurait poussé à espionner sur la base n’est qu’une loque vivant au milieu de ses souvenirs dans un studio rempli d’ordures (138). Ayant grandi à Kamp Knox, le quartier déshérité installé sur un ancien camp militaire (34), l’un est un clochard à l’ « odeur pestilentielle » qui se nourrit dans les poubelles (228). Après avoir bien vécu de ses petits trafics tant qu’il travaillait à l’armée (274), l’autre, la bonne cinquantaine (284), travaille dans une station-service et n’a « ni femme ni enfant ». (275) Sa rencontre lumineuse avec Dagbjört, la disparition inexpliquée de cette dernière et la peur panique d’être injustement accusé sont « un enfer dont [il n’a] pas réussi à [se] libérer ». (342) Quant au dernier, c’est un ermite maladif qui ne sort plus de chez lui depuis la mort de sa mère et attendait lui aussi depuis très longtemps que la police vienne frapper à sa porte (365).
En cela, Le Lagon noir d’Arnaldur INDRADISON reste fidèle à la tradition suédoise du réalisme social.
Le Lagon noir : intensément humain
Ce qui marque dans l’écriture du Lagon noir, c’est son extrême équilibre et sa sensibilité magnifique.
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Binaire
Sur un rythme binaire, les chapitres alternent scrupuleusement l’enquête sur « l’homme du lagon » (47) et le « cold case » d’Erlendur. On a 2 enquêteurs (3 avec Caroline) et, à l’équilibre, des portraits d’hommes et de femmes, des descriptions de la base militaire et des paysages naturels, le présent et le passé, les Islandais et les Américains, la mère/le fils, etc…
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Retour sur le passé
A 25 ans d’écart, les deux enquêtes du Lagon noir sont liées à la présence des Américains en Islande (215). En historien, Arnaldur INDRADISON se penche sur le fait historique qui a bouleversé l’Islande et le mode de vie des Islandais :
« Ici, c’est votre univers », explique Erlendur à Caroline Murphy, son contact à la base sur l’enquête pour meurtre, « c’est un monde qui nous échappe. Nous avalons toute ce que vous faites sans vraiment savoir pourquoi et nous oublions aussitôt. En fin de compte, nous ne sommes que de pauvres paysans que le modernisme a forcés à s’installer dans des immeubles. Vous êtes la nation la plus riche du monde. La puissance militaire la plus importante de l’histoire mondiale. Nous, nous avons passé le plus clair de notre temps à mourir de faim. » (216)
… et utilise le personnage de Caroline Murphy, une femme noire officier de la base américaine, pour comparer la place de l’Islande dans le concert des Nations à celle des Noirs américains dans leur propre pays :
Erlendur : – Oui. Nous ne sommes que deux cent trente mille à vivre ici et à parler cette langue étrange. Nous descendons des Vikings. […] Et comme toutes les petites nations, nous sommes toujours en mal de reconnaissance, nous tenons à faire entendre notre voix dans le concert des grandes nations. Nous refusons de compter pour du beurre. Mais c’est évidemment le cas. Nous sommes quantité négligeable dans tous les domaines.
– Comme moi quand j’étais au lycée, commenta Caroline avec un sourire. J’ai toujours été sur la touche. Je n’ai jamais vraiment réussi à m’intégrer au groupe. Et me voilà maintenant ici, aux confins du monde. » (Le Lagon noir, 217)
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Paysages
La description des paysages est fascinante : Le Lagon noir du livre est le fameux « lagon bleu » ultra touristique de la péninsule de Reykjanes, – en fait un lac artificiel formé à partir des eaux riches en silice rejetées par la centrale géothermique de Svartsengi sur le champ de lave d’Illahraun, « formé pendant l’éruption de 1226 », explique Marion (22).
La description de l’homme-grenouille fouillant le fond du lac où la victime a été retrouvée et de sa « lampe frontale puissante qui éclairait le lagon par en dessous […] sous la surface bleue et laiteuse » (40) excite l’imagination. Erlendur le fantasme même comme « un monstre lacustre » (44).
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Humain et sensible
Dans Le Lagon noir, le dépaysement passe aussi par la nourriture, ce qui rend le livre extraordinairement humain.
Svava, la vieille tante de Dagjbört, accueille Erlendur avec « des kleinur (beignets) et du café fort », accompagnés d’un petit verre de chartreuse (53). Marion termine sa journée avec un smorrebrod aux crevettes et un verre de porto (73). Une scène truculente dans un routier montre Erlendur se régalant d’un plat de « raie faisandée à la graisse de mouton fondue », tandis que Marion préfère s’en tenir au « bœuf haché en sauce brune, accompagné de pommes de terre et de confiture de groseille ». (126-127)
A travers ses deux enquêtes, Le Lagon noir s’intéresse avec beaucoup d’humanité à ce qu’Arnaldur INDRADISON désigne ailleurs comme des « squelettes vivants », ceux qui, confrontés à la perte, restent comme « figés dans le temps » (1) :
- La sœur de Kristvin, Nanna, qui, atteinte d’un cancer, était pourtant « sûre de mourir avant lui » (79)
- La tante de Dagjbört, Svava, que l’enquête patiente d’Erlendur finira par libérer
- Et Erlendur lui-même, dont on découvre dans Le Lagon noir la raison de son obsession pour les disparitions : lors d’une promenade avec son frère de 8 ans sur les hautes landes de l’est du pays où il a passé son enfance (110), les 2 enfants ont été pris dans une tempête :
« Erlendur avait survécu. On l’avait retrouvé entre la vie et la mort, enfoui sous la neige. Depuis lors, une question l’obsédait : pourquoi Bergur avait-il connu un destin si tragique alors qu’il avait lui-même été épargné ? Il n’avait aucune réponse à cette question, pas plus qu’il ne connaissait le sort de son frère. » (111)
Récemment arrivé à la Brigade criminelle de Reykjavik (27-28), Erlendur s’intéresse à la disparition de Dagbjört depuis au moins 7 ans (54). C’est Marion, son chef et mentor, qui le convainc de faire sa propre enquête. (70)
Les flics chez INDRIDASON ne sont pas des rocs ni des machines à résoudre les enquêtes.
Au cours de l’aventure du Lagon noir, Marion apprend la mort de son grand amour Katrin et accuse le coup (170-173).
« Si je comprends bien, ce qui t’intéresse, ce sont ceux qui restent et se débattent avec le deuil ? », demande Marion à Erlendur.
– Peut-être, avait reconnu Erlendur. Eux aussi, ils sont importants. « Lequel des deux je suis, celui qui survit ou l’autre qui meurt ? » Je me pose parfois la question. », s’interroge Erlandur, citant le poète islandais Steinn STEINARR (172)
En toile de fond des enquêtes du Lagon noir, les nouvelles entendues à la radio de deux amis pris par une tempête sur la lande pèsent comme une menace sur le travail des policiers (188, 314, 355-356).
Aux obsèques de Dagjbört, Erlendur s’efforce de répondre aux incessantes questions de Svava (370), « même s’il ne détenait aucune véritable réponse, mais seulement des paroles apaisantes avec lesquelles il tentait de comprendre et d’apporter un peu de consolation à cette femme tout en se consolant lui-même. » (374)
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L’art de l’interrogatoire
Dans Le Lagon noir, Arnaldur INDRIDASON met en avant la qualité essentielle qui anime ces flics, aussi bien Caroline qu’Erlendur et Marion : « Une grande curiosité » (52) :
« Voyant que la tante lui posait des questions insistantes, il précisa clairement afin d’éviter tout malentendu qu’aucun élément nouveau n’était apparu. Il ajouta que la police n’avait pas rouvert l’enquête, mais qu’il souhaitait la voir parce que l’histoire de cette jeune fille l’intéressait personnellement. Il ne lui raconta pas la manière dont il l’avait découverte, au tout début de sa carrière, n’ajouta pas qu’il s’était plongé dans tous les documents qui s’y rapportaient et qu’il s’était souvent rendu sur les lieux du drame, poussé par une grande curiosité. Il ne lui confia pas non plus pourquoi après tout ce temps, il avait, malgré ses hésitations, fini par contacter un membre de la famille. Il le savait à peine lui-même. » (52-53)
La curiosité – et l’envie de découvrir la vérité – sont sans doute aussi ce qui pousse Caroline Murphy à poursuivre l’enquête pour son compte, dans le dos de l’armée (335).
On peut trouver l’enquête du Lagon noir un peu lente, mais ces flics – Caroline, Erlendur, Marion – ont de l’instinct et savent mettre juste ce qu’il faut de pression sur les suspects pour les faire passer aux aveux :
- Caroline Murphy identifie immédiatement une femme de militaire comme la maîtresse de la victime du Lagon Noir et l’interroge à plusieurs reprises, la menaçant de l’arrêter, jusqu’à ce qu’elle reconnaisse son implication (175). Elle sait oublier ses attaques racistes (178-182) et la prendre dans ses bras pour l’aider à se livrer (326).
- Erlendur campe à la station-service où travaille un suspect. Sa patience et sa ténacité lui permettront de l’innocenter (284-291, 299-306, 313-318, 338-344).
- De même avec le voisin ermite de la jeune Dagjbört, c’est en retournant l’interroger de manière répétée (chap. 28, 34, 35, 50) et en s’imposant chez lui qu’Erlendur arrive à le persuader de raconter son histoire (358). Et quelle histoire !
Entre affaire d’espionnage et simple fait divers, la version autorisée du mobile du crime du Lagon noir fera l’objet de tractations sans témoin entre l’armée américaine et la police islandaise dans un hangar abandonné de la base militaire (chap.49). On note l’idée que même si la version officielle du Lagon noir ne reflète sans doute pas toute la vérité, l’important est que tout a été dit.
Quand à la résolution du « cold case » d’Erlendur, elle surprend et réjouit avec son air de remake hitchcockien. Vous rêviez d’action ?
Quels livres de la série Erlendur avez-vous lus et lequel avez-vous préféré ?
NOTES :
- In : « Passeur d’Islande. Interview d’Arnaldur INDRADISON » par Mikaël Demets pour Evene.fr
En Savoir plus :
- A propos du Lagon bleu : http://www.guideislande.com/blue-lagoon/