Irréprochables, de Petru BERTEANU…

Irréprochables de Petru Berteanu

Le premier chapitre d’Irréprochables de Petru BERTEANU (Note 1) s’intitule « Comment tout s’est fini ». Plutôt inattendu pour un polar ! Et alors que la 4ème de couverture nous promettait les aventures de « Robert, jeune photographe » dans la capitale roumaine, c’est une femme dans un train qu’on découvre…

Le ton est donné ! Petru BERTEANU a une manière bien à lui de n’être jamais tout à fait où on l’attend. Ainsi, il nous embarque dans une folle histoire de disparitions en série dans un immeuble, comme s’il nous le faisait visiter, étage après étage…

On y va !

Irréprochables : l’art du portrait

Robert SĂPLĂCAN, nouvelle recrue de l’agence photo bucarestoise ShooteR, donc, n’apparaît qu’au deuxième chapitre… Et l’inspecteur principale Sandra SAS, elle aussi mentionnée dans la présentation du polar,  au troisième. En 28 pages, pourtant, l’auteur a décrit la rue Ilie Melcu (quartier Pantelimon) depuis sa création à l’époque communiste (21-28).

Par un twist qui semble échanger prologue (« Comment tout s’est fini ») et épilogue (« Comment tout a commencé »), Petru BERTEANU a aussi révélé l’indicible, motivant ainsi tout notre intérêt pour l’enquête à lire… Au moment où le polar commence, Robert a été retrouvé mort en bas de son immeuble. Et sa petite amie – la jeune femme du train – l’affirme :

« C’est impossible, il n’a pas pu se jeter dans le vide. Il a dû glisser, quelqu’un a dû le pousser ! » (18)

Excellant dans le portrait et l’art de distiller les informations, l’auteur d’Irréprochables commence ses chapitres par la description d’un personnage dont on ignore toujours le lien avec l’enquête. Une manière efficace de maintenir l’attention du lecteur…

Ainsi des portraits :

  • > des disparus de l’immeuble: le chanteur de rock volatilisé 4 ans auparavant (54), Dan Nişici, précédent locataire de l’appartement de Robert (34-35) ou encore Gina, la voisine étudiante (43-45),
  • > des habitants de ce bloc de 4 étages : Corina Rusu, Costel Paulescu, Paula Ifrim, Mme Stavru, Dorin David…,
  • > des informateurs de la police et de ceux de Robert et son collègue Costişan, le duo d’enquêteurs amateurs d’Irréprochables.

Il y a aussi le truculent portrait de Cleo, patron de l’agence photo qui emploie Robert (71-75, 120-122). Et celui des musiciens tsiganes de Constanţa (145-146) : un vrai portrait de photographe !

Malgré le nombre de personnages d’Irréprochables, on se souviendra de chacun !

 

Finesse, équilibre, humour et humanité : la jolie écriture de Petru BERTEANU

Faux moine-vrai voleur (114-115), petit chef largué adepte du management à la danoise (122), mais aussi femme de ménage sur le retour (109-112), les portraits d’Irréprochables sont pleins d’humanité et d’une grande psychologie. Les descriptions les plus légères (96-97) y côtoient les blagues typiques de l’Est, dont celle-ci :

« Le communisme prit fin une veille de Noël. Les habitants de la rue Ilie Melcu se réveillèrent un beau matin et il n’était plus là. » (27)

Ou encore celle-là, qui en dit long sur l’état du pays 30 ans après la chute du communisme :

« Si les Allemands étaient prêts à venir dépenser leur argent en Roumanie, personne n’était réellement prêt ici à les recevoir. » ( !) (71)

Les informations intéressant l’enquête proviennent de sources très variées : narration, bien sûr, mais aussi flux de pensée des personnages, dialogues, retranscriptions de mails… C’est moderne !

Enfin, dans Irréprochables, Petru BERTEANU met le polar à distance. Costişan met en garde Robert contre son imagination et sa sensibilité d’artiste (104) :

« Robert, ce n’est pas parce que ces 3 disparitions ont eu lieu dans ton immeuble qu’elles ont forcément un lien entre elles ! » (106)

Et comme il est, lui aussi, un artiste, le collègue de Robert s’interroge constamment sur ce qui fait une (bonne) histoire (107, 124, 126)… Cela vaut, que l’on soit journaliste-photographe à la recherche d’un sujet intéressant, écrivain de polar aux prises avec son premier roman (!) ou auteur à succès en stage dans un service de police, comme l’excellent Richard Castle de la série d’ABC…

Comme dans la vraie vie, un indice aperçu p.95 ne réapparait que p.191. Trop tard !

 

La nostalgie, camarade !

Au-delà du polar, le thème d’Irréprochables, c’est la ville autrefois et aujourd’hui, la vie de quartier symbolisée par celle d’un immeuble…

Président de l’association des propriétaires (42), le vieux Paulescu évoque avec nostalgie la vie de son quartier il y a 30-40 ans… (94, 99, 180-182) :

« Vivre ensemble entre gens respectables… entre gens civilisés. C’est ça un immeuble. Un espace où il est possible de vivre les uns à côté des autres, en relation de bon voisinage. » (94-95)

Dans une phrase joliment formulée, l’auteur résume :

« Il était revenu mourir là où il avait grandi, mais cet endroit était mort avant lui. » (182)

Dès les premières pages d’Irréprochables, Petru BERTEANU s’attache à décrire ce « quartier périphérique de Bucarest » (180) – le quartier de Pantelimon (16). Créé à l’époque communiste, il est aujourd’hui considéré comme l’un des moins sûrs de la capitale roumaine (Note 3). Il note sa décrépitude rapide. « Les ouvriers africains ou chinois » (27) « qui louent et disparaissent du jour au lendemain, aussitôt remplacés par d’autres » (148). La plupart de ses habitants sont déracinés et sans attaches, comme Robert, originaire de Transylvanie (125, 154).

Le vieux Paulescu décrit à la policière :

« Un chaos proche de la fin du monde, où personne ne croyait plus en rien, où plus aucune valeur n’était respectée. » (99)

Et M. David, du même âge ou plus âgé que lui  évoque « un enfer » que l’inaction des autorités ne fait qu’exaspérer (189).

Robert se sent dans « un monde étranger […] Ce n’était pas son atmosphère. » (Note 2). Il se languit de « la clameur parfumée du quartier où il avait grandi. » (154)

Nostalgie, quand tu nous tiens !

Irréprochables de Petru Berteanu : l'atmosphère d'un quartier
« Atmosphère ! Atmosphère ! Est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? » – Photo © Imperia Films / Sédif Productions.

L’œil du photographe

Irréprochables pourrait facilement tourner à une litanie des maux de ce monde, mais il est sauvé par l’œil du photographe.

La vie de la petite agence photo bucarestoise, décrite de l’intérieur dans Irréprochables, est à ce titre assez savoureuse (169). Pour Costişan, le vieux de la vieille, ShooteR est « une agence de photo qui vend du pittoresque et des merdes balkaniques. » (!!) (103) :

« Je ne pense pas qu’on puisse être plus créatif que la clientèle », note-t-il, philosophe. « Les étrangers qui achètent ce genre de clichés ont en tête une idée bien précise de la Roumanie. Tout ce que nous faisons, nous, est d’illustrer ces clichés. » (48) (!!!)

Au labo photo, Robert confie être « pro pendant [son] temps libre. Au boulot, je me contente de faire ce qu’on me demande. » (170). Quand il le peut, Robert travaille « à l’ancienne », avec de la pellicule et en N/B (42, 169-172). On le comprend aux descriptions de ses photos du « quartette silencieux » (145) et des mains de tsiganes embaguées à Bucarest (113), Robert est un bon photographe…

Loin de l’agence, Robert aimerait convaincre Costişan de l’aider dans son enquête qui débouchera peut-être sur « un sujet à sensation » (102). Costisan, lui, aimerait embaucher ce gars « au-dessus de la moyenne » (107) pour son projet de livre de photos sur une Roumanie inédite (151-152). C’est une histoire d’amour (152) qui est en train de naître entre les deux, autour d’un projet créatif commun.

 

Curieusement, le suspect numéro 1 d’Irréprochables est aussi photographe (180) et c’est grâce aux photos ratées laissées dans l’appartement par Nişici que Robert résoudra l’enquête et identifiera les coupables (185-186) !

 

Irréprochables : un polar ultra structuré

Irréprochables est un thriller qui avance inexorablement vers sa conclusion, même si celle-ci, avec son « atmosphère » particulière et sa touche spéciale d’épouvante (190-193), vous surprendra…

Tourner la dernière page du livre (l’épilogue qui dévoile le pot aux roses) nous ramène au premier chapitre. Ce tout premier chapitre énigmatique  dans lequel Maria, la fiancée de Robert, arrive en train à Bucarest pour apprendre de la police ce qu’elle pourra sur la mort de son amoureux. Ainsi, le livre refermé, l’histoire parfaitement bouclée, nous parle encore. Pour un peu, on le relirait aussi sec !

On s’en rend compte à la fin du livre, ce polar est très structuré (peut-être un peu trop ?) En fait, Irréprochables nous livre deux enquêtes au lieu d’une – celle de Robert et celle de la flic Sandra. Elles resteront parallèles, malheureusement pour Robert, faisant de l’enquêteur… la dernière victime !

Robert ne sait pas ce que Sandra sait (54-55, 175-176) et Sandra ne saura pas ce que Robert a découvert (86-87). Les personnages se croisent (84-87), mais parce qu’ils ne répondent pas au téléphone ou sont occupés ailleurs (183), la collaboration s’arrête là et Robert en fait les frais… Les enquêtes concluantes et rondement menées n’appartiennent-elles pas qu’à la fiction ?

Dernier bon point du livre, la fin d’Irréprochables marque le début d’une enquête de police sérieuse. Suite à la mort du photographe, la policière Sandra Sas veut des réponses. Elle veut ouvrir une information judiciaire sur les disparitions du 5 rue Ilie Melcu. On comprend également que Costişan s’est mis en relation avec elle… Quelque part, le polar ne fait que commencer !

Subversif juste ce qu’il faut (cf. la justification des « anticorps » (200-204) !), Irréprochables est une réussite à de nombreux points de vue.

 

En conclusion…

Cette parabole du « (savoir) vivre ensemble » a un effet un peu contraire sur moi… Je ne regarderai plus jamais mes voisins – ou les vieilles personnes – du même œil !

Et vous, plutôt maison ou appartement ? Lisez Irréprochables pour être sûr.e.s de vos choix !

 

NOTES :

  1. Cumsecade est sorti en roumain en 2016 et dans la traduction française de Faustine VEGA en 2021 aux Éditions Ex-Aequo. Ce premier polar roumain a remporté le prix du meilleur premier roman roumain au Festival du premier roman de Chambéry en 2017.
  2. « On recherche l’atmosphère d’une époque », explique Robert à un témoin auprès duquel notre duo se fait passer pour des journalistes écrivant un livre sur le rock roumain (161).
  3. Lire l’article du site Romania Insider sur les quartiers les moins sûrs de Bucarest selon la population.

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