« Souvenirs de mon père mort devant la télé » de Curtis White…

La télé U.S. des années ’50 en V.O.S.T.

Dans son livre « Souvenirs de mon père mort devant la télé », publié aux Etats-Unis en 1998, Curtis WHITE propose une critique (romancée) de la télévision américaine, de ses images et de l’asservissement qu’elle provoque, en décrivant le chaos d’une famille typique de la classe moyenne dans sa maison de la banlieue de San Lorenzo en Californie à la fin des années 50. Chaos créé par le père, entré « dans une transe cataleptique devant la télé depuis novembre 1963 », écrit White (p.31), et dont l’attention « ne s’est plus jamais détournée de notre poste de télévision depuis le début des années soixante » (p.14) :

« Le souvenir déterminant que j’ai de mon père pendant mon enfance est celui d’un homme (mais pas simplement un homme, naturellement ; c’est mon père – jeune, beau, capable !) étendu sur un canapé minable, en train de regarder la télé » (p.5)

 

Avertissement / divertissement …

Comme un commentaire très, très loin des images –ou trop près ! – des programmes et séries de ces années-là (quizz TV divers, Highway Patrol, Bonanza, Combat, Remous, Have gun-will travel ou encore Maverick, sans oublier les publicités), Curtis WHITE décrypte et à la fois fantasme, amplifie et déforme pour mieux souligner la perversion qui en découle. Et particulièrement sur les enfants, abandonnés à eux-mêmes, « hypnotisés jusqu’à la bêtise » (p.56), comprenant comme ils peuvent ce qu’ils voient, et pour qui la télé prend la place des parents et éducateurs, et le héros, définitivement, la place du père

Regarder l’inepte « Highway Patrol » en 1957, ou 35 ans plus tard au Wisconsin Center for Film Research (les archives de la production), n’est qu’une « incroyable perte de temps », note White (p.44) :

« Broderick Crawford qui joue le capitaine Dan Mathews se frotte le menton avec un air spéculatif. Le moment passe. Trente-cinq ans plus tard je le vois se frotter le menton d’un air spéculatif. Le moment passe. J’écris sur le fait que Broderick Crawford se frotte le menton d’un air spéculatif. Le moment passe. Le moment du moment qui passe passe ». (p.45)

Pour les enfants, le dommage subi est de l’ordre de :

  • la terreur, leur esprit immature ne leur permettant pas de comprendre tout ce qu’ils voient ou de mettre à distance :

« Les sœurs se mettent à pleurer. Elles veulent savoir : les nouvelles étaient-elles bonnes ou mauvaises ? Quelqu’un allait-il essayer de les tuer ? » (p.56)

  • le manque total de dialogue ou même de relations, ni à l’extérieur, ni même à l’intérieur de la famille refermée sur elle-même et la salle de télévision :

« Papa, pourquoi est-ce que tu ne nous parles pas, à moi, à Winny ou à Janey ? – Je n’ai rien à vous dire. Cela n’a rien de personnel. Si j’avais quelque chose à dire, je le dirais. – Et bien alors, pourquoi tu n’as rien à dire ? » (p.195)

Dans le prologue, Chris White fournit même un schéma de « la scène », où il figure son père comme un point d’interrogation allongé sur le canapé devant la télé, ses sœurs dans l’intervalle, essayant désespérément d’attirer son attention, et lui-même, dont toute la stratégie aura consisté, dit-il, à se tenir « derrière lui, hors de son champs de vision » et à ne pas avoir « besoin d’être vu pour être » (p.6)…

  • la perte du sens (on pourrait même dire, dans le cas des enfants, la non-accession au sens) :

Si Curtis White peut s’amuser à décoder pour nous « Bonanza », la saga western des valeurs familiales des « admirables Carwright » (p.76), en inventant de faux (-vrais ?) dialogues distordus et parfois obscènes pour révéler tous les sous-entendus véhiculés par les images (un peu comme les sous-titres qui nous manquaient sur la V.O. fixée dans une langue qu’on croyait –seulement !- maîtriser…) (pp.67-92), les enfants, eux, les subissent sans les comprendre. A un niveau d’acquisition du langage encore insuffisant, l’enfant met en place le monde (son monde) à coups d’associations d’idées parfois hasardeuses, souvent drôles, empreintes de merveilleux qui, si elles ne sont corrigées ou remises en perspective par les adultes, les laissent perplexes.

Ainsi les fréquents lancers de grenades à main montrés dans la série « Combat » ont conduit Curtis White enfant à penser que « l’Amérique a gagné la 2nde guerre mondiale grâce au baseball » ! (pp.102-103).

De même, les enfants qui sortent rarement de la maison associent-ils immédiatement le ciel bleu avec la figure de leur héros « Maverick », « courbé sur le monde, plongé dans ses réflexions, avec sa poitrine tiède et bleue et –ah ! ses yeux rieurs et étincelants. » (190)

« Le sinistre scintillement apparut et là, composé de points gris (que je pouvais réellement voir si je collais un œil contre l’écran), se trouvait Papa. (Des années plus tard, j’étais toujours poursuivi par cette question absurde : combien de points pour faire un papa ?) » (p.18)

  • l’abandon, fantasmé jusqu’à ses pires extrémités :

des enfants livrés à la tyrannie absolue du père (qui détient la télécommande), à ses choix (arbitraires, inexpliqués), à une vie refermée sur la télévision, abandonnés à la crasse et nourris d’ordure, crétinisés, et pour qui seul le sexe, en l’occurrence plus proche de la dépravation, de l’abus, est capable de leur faire sentir qu’ils sont vivants :

« Ils avaient besoin du peu de plaisir titillant qui aurait pu leur montrer qu’ils n’étaient pas tout à fait morts » (160)

  • la culpabilité :

Pour l’enfant, l’attitude du père est synonyme de culpabilité. C’est ce qu’il croit comprendre avec la série « Remous » (en anglais, « Sea Hunt », les aventures d’un plongeur sous-marin) : son père est « sous l’eau », il est triste, explique la mère (p.117) ; pire : il comprend qu’il les a abandonnés pour un monde magnifique rempli de corail multicolore et de poissons extravagants…

« Une fois sous l’eau, la raison pour laquelle Brandon, ou tout autre personne, pouvaient vouloir chercher des éponges m’est apparue avec évidence. C’était magnifique, là en bas. Les affleurements multicolores de corail rendaient la vie charmante. Les poissons extravagants qui nageaient ou filaient furtivement parmi les rochers rendaient la vie intrigante. C’était un monde complètement différent. La chasse aux éponges n’était qu’un alibi. Une chose à faire » (p.121)

La télé, ses héros et tous leurs exploits, explique Curtis White, c’est Papa, et “l’expression faciale de Papa” est “composée à parts égales d’autorité, de mépris de soi-même, d’ennui et d’une tristesse qui ne connaît pas son nom » (162).

  • la perte d’identité, enfin, puisque les relations essentielles (celles d’un père et d’un fils), tous les actes symboliques sont joués par des « acteurs » plus ou moins crédibles ou « compétents », d’ailleurs, puisque Curtis White le souligne avec beaucoup d’humour, on retrouve parfois, les mêmes acteurs dans des rôles différents, dévalorisant par là même les intentions d’une série, conduisant à la confusion.

« Etions-nous vraiment censés faire semblant de ne pas l’avoir reconnu ? « Eh, regardez, maintenant je suis un cow-boy ! » (147)

A nous d’écouter, d’entendre…

Pour autant, Curtis White ne se place pas du côté du critique, ce « Monsieur Je-sais-tout », un « snob » (p.144) :

« N’est-ce pas là une façon de rabaisser la culture populaire et le divertissement qu’elle apporte ? Ne suis-je pas en train d’essayer de démontrer ma propre « différence », et de la sorte la distance qui me sépare des gens ordinaires et de leur monde ? » (144-145)

Bien qu’il se fasse l’écho de la voix d’un (vrai) père, d’un éducateur soucieux de la santé mentale de sa progéniture (c’aurait pu être le mien !), le livre est avant tout invention, humour, pour mettre en scène dans un roman ce qui se lit comme une critique extrêmement constructive (et drôle !) d’une décennie de télévision américaine…

Par certains aspects, les séries américaines entre 1955 et 1967 ressemblent beaucoup à nos séries actuelles, et la déconstruction hilarante que fait Curtis White du commentaire introductif du « Highway Patrol » de 1957 trouve un écho inquiétant dans celui qui ouvre aujourd’hui n’importe quel épisode de « New-York District » (« Law & Order ») ou de l’une de ses nombreuses séries dérivées :

« Commentaire : Chaque fois que les lois d’un état, quel qu’il soit, sont violées, les instances chargées de l’application des lois passent à l’action. Voici les histoires des hommes dont la formation, les talents et le courage ont permis que soient respectées et préservées les lois de notre état » (p.4)

« Commentaire : Chaque fois que les lois d’un état, quel qu’il soit, passent à l’action, les instances chargées de l’application des lois sont violées » (p.56)

« Commentaire : Chaque fois que des hommes sont violés, les lois sont des histoires. Voici les histoires qui passent à l’action. » (p.59)

« Commentaire : Des hommes violés passent à l’action. Voici les histoires. Des hommes violés passent à l’action. Voici les histoires. » (p.61)

« Commentaire : Des hommes violés passent. Une émission que vous offre le savon qui aime les gens. » (p.63)

« Commentaire : Qui aime les gens ? (…) », etc.. etc.. (p.64)

Si pour vous aussi, consommateurs effrénés de séries policières, un cric, est avant tout « un objet contondant », avant d’être un outil (p.47), je ne saurais trop vous conseiller la lecture de ces « Souvenirs… ».

Entre avertissement et (pur) divertissement !

 

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