J’en pouvais plus d’attendre la sortie de l’ultime tome des aventures d’Arthur à Bucarest ! 4 ans qu’on attend de découvrir la fin… Pour tromper mon impatience (la vôtre aussi ?), lisez donc cet interview de l’auteur Sylvain AUDET-GĀINAR, réalisé quelques jours seulement avant la sortie de Charivari à Bucarest.
Les questions de cet interview évoquent : la Roumanie de Ceauşescu, les relations entre fiction et réalité historique, le procédé de création littéraire. Et je dois reconnaître que Sylvain AUDET-GĀINAR m’a surpris par ses réponses.
Super révélations inside ! Lisez plutôt, vous ne le regretterez pas…
Comment est née l’idée de cet interview…
Traducteur de George ARION, Sylvain AUDET-GĀINAR est lui-même auteur de polar depuis 2020. Sa trilogie autour du personnage d’Arthur Weber, jeune interprète franco-roumain débarqué à Bucarest pour liquider l’héritage de son oncle, comprend :
- Du Rififi à Bucarest (2020)
- Micmac à Bucarest (2020)
- Charivari à Bucarest (sortie prévue en juin 2024).
Autant fictionnels qu’historiques, ces polars pleins d’humour ont toujours pour but de révéler ce qu’a pu être la vie des Roumains à l’époque de CEAUŞESCU. Ils resituent parfaitement, pour les naïfs Européens de l’Ouest que nous sommes, le sombre héritage roumain et la difficulté des jeunes générations à assumer passé, zones d’ombres et secrets familiaux.
Les saloperies et horreurs en tout genre révélées après l’ouverture du CNSAS en 2000 (Voir NOTE 1) sont poliment présentées sous forme comique par Sylvain AUDET-GĀINAR. L’enquête et la volonté de transmission sont pourtant au cœur de l’entreprise du jeune écrivain (curieusement né en France de parents français !). L’auteur mélange joyeusement dans ses romans personnages réels et pittoresques sortis de son imagination. Il s’approprie même parfois des faits historiques pour les mêler à son histoire…
Ayant chroniqué son tout premier roman et lu avec attention le second, j’ai souhaité lui poser 5 questions qui forment cet interview. Quelle meilleure occupation que bavarder avec l’auteur, en attendant la sortie de Charivari à Bucarest ?
L’interview exclusif de Sylvain AUDET-GĀINAR pour le blog SKTV
Question interview N°1 : « L’âme roumaine » de tes polars
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Ada / blog polar SKTV
Humour, optimisme envers et contre tout, autodérision, goût pour l’argot, références culturelles d’un autre âge (qui connaît encore Jacqueline Maillan ?) et fantaisie débridée sont des points communs entre ton écriture et celle de George ARION, pour ne citer que lui. Penses-tu qu’il existe une âme roumaine ? (incarnée dans Micmac à Bucarest par les gorilles Liviu le Bègue et Radu le Balafré férus de musique classique, ou encore les enquêteurs du 3e âge de l’AIUREA façon Cour des Miracles…) Comment l’expliques-tu et de quelle manière t’en réclames-tu ?
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Sylvain AUDET-GĂINAR
Une âme roumaine ?! Voilà bien l’un des concepts les plus complexes qu’on m’ait jamais demandé d’expliquer ! J’ai déjà un mal fou à piger ce qu’est une âme tout court ! Bon, convenons que « roumain » est une notion plus facile à cerner. Même si…
Allez, j’arrête d’ergoter et vais tenter une réponse.
À la fin des années 1990 début des années 2000, quand j’ai découvert ce pays, beaucoup de Roumains disaient qu’il était celui « de toutes les possibilités ». Et je crois que cela reste vrai aujourd’hui et le restera encore longtemps. Pas nécessairement comme ils l’entendaient alors (dans un esprit post-communiste-pro-libéralo-américano-entrepreneurial), mais parce qu’il existe, oui, une énergie roumaine toute particulière qui rend beaucoup de choses possibles. Et souvent parce que la caractéristique principale de cette culture est de savoir, selon moi, conserver une relative distance par rapport aux événements. Cela peut se concrétiser dans un fatalisme endémique, un stoïcisme excentrique, une certaine nonchalance balkanique, voire carrément un joyeux je-m’en-foutisme. Dans tous les cas, cette attitude permet d’accepter plus facilement qu’en Occident de laisser les choses advenir, de les prendre telles qu’elles sont, et généralement avec une bonne dose d’humour (surtout quand il s’agit de quelque chose de grave).
Le travail de George Arion, en particulier son roman Qui veut la peau d’Andreï Mladin ?, m’a beaucoup inspiré. De même, les films de Kusturica, de Wilder, ou encore de Lubitsch, tous originaires des Balkans ou d’Europe de l’Est (comme par hasard !) ont profondément influencé mon travail. Leurs œuvres sont traversées par cet esprit frais, transgressif et très humain. Je m’aperçois au passage en te répondant que certaines de mes références remontent à des époques encore plus lointaines que Jacqueline MAILLAN ! 😉
Question interview N°2 – Les vrais/faux dossiers de la Securitate
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Ada / blog polar SKTV
Comme dans Rififi à Bucarest, Micmac est centré sur la révélation et la (supposée) transcription, sans respiration ni commentaire, de dossiers du CNSAS (une cinquantaine de pages placées au milieu du livre…) Certaines notes contenues dans les dossiers de la Securitate sont d’ailleurs extrêmement savoureuses (112, 127, 137)… Peux-tu nous en dire plus, en historien et pédagogue, sur cette institution roumaine et sur l’expérience que constitue la consultation d’un dossier au CNSAS ? Faut-il vraiment s’y rendre entre 2 gorilles ? Quelles sont les conditions pour avoir accès à un dossier ? Peut-on consulter celui d’un parent ou d’une connaissance ?
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Sylvain AUDET-GĂINAR
Merci pour le compliment ! Je dois avouer que ce faux dossier de la Securitate concernant la mère de mon personnage principal est l’une de mes petites fiertés d’écrivain. Il s’agit presque d’un roman dans le roman. Mon objectif était de permettre au lecteur de s’immerger dans la prose de la tristement célèbre police secrète roumaine, comme s’il consultait un dossier authentique. Pour ce faire, j’ai étudié pendant des semaines la façon dont étaient élaborés les protocoles d’enquête, les différentes formes que pouvaient prendre ces documents (rapports d’indicateurs ou de filature, transcription d’enregistrements téléphoniques…), afin de pouvoir recréer ce dossier de manière crédible. En bref, j’ai dû littéralement apprendre le métier d’agent de la Securitate sur le tas, et je pense y être même assez bien parvenu !
Et tout cela sans n’avoir jamais mis les pieds au CNSAS ! L’accès aux archives y est en effet très difficile pour un étranger, sauf s’il a été ciblé par la Securitate avant 1989 ou s’il est le descendant d’une personne ayant fait l’objet d’une enquête. Or, je ne suis ni l’un ni l’autre. Je n’ai même pas le statut d’historien chercheur ! J’ai donc fait toutes mes recherches sur Internet (le site du CNSAS est une mine d’or et propose d’innombrables ressources en libre accès), ainsi que dans des ouvrages, comme celui du poète Dorin Tudoran qui a publié en 2010 l’intégralité de son dossier. Une véritable aubaine pour ma formation intensive à distance !
Question interview N°3 – Eros et Amalthée
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Ada / blog polar SKTV
Fais-nous peur ! Pour un Européen de l’ouest d’une autre génération, toutes les révélations de Micmac à Bucarest sur les activités de la Securitate paraissent vraiment fantastiques, pour ne pas dire invraisemblables. Le deuxième opus de la trilogie Arthur Weber tourne principalement autour des mystérieuses activités de l’oncle d’Arthur dans les années 80. Sous le nom que tu as utilisé dans ton livre ou sous un autre, le service D (109), le programme Eros (110) et le projet Amalthée (129) ont-ils réellement existé ?
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Sylvain AUDET-GĂINAR
Oui et non ! Le service D, ou service de désinformation, a réellement existé. Il était chargé de faire circuler de fausses rumeurs et de discréditer certaines personnes, en particulier les Roumains dits « réactionnaires » partis en exil et tentant de former des mouvements de résistance contre le régime de Ceaușescu. Le programme Eros, qui dans mon ouvrage consiste à faire appel à un agent pour séduire la mère d’Arthur afin d’obtenir des informations et surtout briser son couple et détruire psychologiquement son mari, n’a pas existé à proprement parler, du moins pas à ma connaissance. Cependant, je peux t’assurer que la Securitate n’hésitait pas à envoyer ses espions au radada pour atteindre ses objectifs. L’ethnologue américaine Katherine Verdery a ainsi récemment découvert en consultant son dossier au CNSAS que certains de ses amants des années 1970 et 1980, alors qu’elle était en Roumanie pour mener ses recherches scientifiques, étaient en réalité des agents des services secrets et qu’ils ne s’étaient pas retrouvés dans son lit pour l’unique bonheur d’une partie de jambes en l’air ! Mais bon, après tout, pourquoi ne pas allier de temps en temps plaisir et travail, je te le demande ?
Quant au projet Amalthée, lui non plus n’a pas existé. Néanmoins, d’innombrables rumeurs circulent encore aujourd’hui sur Ceaușescu et son désir de ne jamais vieillir. On raconte, par exemple, qu’il se faisait transfuser quotidiennement trois litres de sang de nouveau-né pour s’assurer une jeunesse éternelle ! L’idée qu’il ait pu exister un service de la Securitate dédié à la recherche du remède pour rendre Ceaușescu immortel n’est donc finalement pas si improbable. En comparaison avec cette rumeur de vampirisme, cela paraît même presque raisonnable, non ?
Question interview N° 4 : À quel point tes romans sont-ils autobiographiques ?
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Ada / blog polar SKTV
Ce qui est particulièrement marquant, dans ce livre et dans ton écriture en général, ce sont les multiples histoires humaines que tu racontes, le destin des gens : celui de la mère d’Arthur et la façon dont elle s’est débrouillée pour émigrer, celui de « l’oncle Mircea » qui, à partir de motifs personnels, se laisse happer sans recul dans des manœuvres haïssables qui seront jugées par l’Histoire, celui du type qui promène son chien (celui de sa femme, plutôt !) et devient une « victime collatérale », celui de l’agent de la Securitate poignardé et défenestré de l’Ambassade de Roumanie, des années après Nicolae Iosif (histoire vraie), l’amitié de deux femmes – Otilia et Georgeta – scellée par l’exil… L’histoire d’Arthur est-elle très différente de la tienne ? À quel point tes romans sont-ils autobiographiques ? Bref, y avait-il un terrible secret de famille à découvrir dans la famille AUDET-GĂINAR ?! (156-157)
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Sylvain AUDET-GĂINAR
Arthur et moi avons en effet de nombreux points communs, et il arrive souvent que les gens nous confondent en lisant mes romans, surtout parce que le texte est écrit à la première personne. Cependant, je ne suis pas Arthur et il existe plusieurs différences importantes entre nous. La plus significative étant que je n’ai aucune origine roumaine. Je suis né en France et n’ai commencé à découvrir la Roumanie qu’à l’âge de 19 ans. Cela fait déjà 25 ans, certes, mais cela ne se compare pas à Arthur, qui est né en Roumanie et a grandi en France avec sa mère, entouré d’un lourd silence sur ses origines. Son travail d’investigation pour retrouver la vérité sur sa famille, ainsi que la plupart de ses mésaventures, sont donc totalement fictionnels. Et heureusement, car je ne suis pas sûr que j’aurais survécu aussi bien que lui à un pareil traitement !
Question interview N° 5 – Un travail d’historien
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Ada / blog polar SKTV
Sylvain AUDET-GĂINAR, es-tu sûr d’être un romancier, un auteur de polar ? En effet, tu livres surtout à travers tes romans un énorme travail d’historien, ce qui peut sembler étonnant pour quelqu’un de si jeune… En rappelant à un public a priori non averti tous ces éléments historiques, ambitionnes-tu le rôle d’une sorte de justicier (alors que des années ont passé et que la Roumanie de Ceaușescu ne fait plus la une, loin de là) ou cherches-tu seulement une toile de fond crédible, intéressante, voire drôle (avec un peu de recul !) pour tes intrigues ? Qu’est-ce qui t’a poussé à faire ces recherches et comment as-tu travaillé pour mettre en forme toutes ces informations ? Tu sembles avoir une passion pour les documents d’époque, tels que les cartes postales ou les photos privées (cf. le projet #archivesroumaines sur Instagram), certains épisodes de Micmac à Bucarest sont-ils nés de ces témoignages anonymes de l’histoire roumaine? Tes futurs polars auront-ils toujours cette double identité franco-roumaine ?
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Sylvain AUDET-GĂINAR
L’Histoire occupe en effet une place significative dans mon travail. Pour autant, je me perçois avant tout comme un écrivain plutôt qu’un historien. Bien que je m’appuie régulièrement sur des faits historiques avérés, je les intègre surtout comme une toile de fond ou pour alimenter le moteur de mon récit narratif. Bien entendu, j’aspire également à ce que mes romans permettent aux lecteurs d’apprendre des choses sur l’Histoire de la Roumanie, un pays trop souvent négligé en France (c’est pourquoi j’envisage de poursuivre encore longtemps cette approche franco-roumaine dans mon écriture). Mais je pense aussi à mes lecteurs roumains et m’efforce toujours de leur offrir des informations historiques insolites tout en revisitant de manière originale l’Histoire qu’ils connaissent, afin de la leur présenter sous un nouvel angle. Surtout pour les plus jeunes générations qui n’ont pas connu l’ère communiste et qui trouvent assez barbant qu’on leur en parle sans cesse et d’une façon pas toujours très palpitante !
C’est également pour cette raison que j’apprécie beaucoup, dans mon processus d’écriture, l’utilisation de documents authentiques, tels que des photos ou des cartes postales. Elles sont souvent le point de départ de mes romans et ont comme immense qualité selon moi de renforcer l’immersion des lecteurs dans une époque donnée. Cette pratique contribue à flouter encore davantage les frontières entre réalité historique et création littéraire. Il m’arrive parfois, je le confesse, de m’y perdre moi-même et de ne plus trop savoir où se situe la frontière entre vérité et fiction ! C’est dire à quel point je sais mentir vrai ! Et surtout à quel point que je ferais un bien piètre historien ! 😊
Remerciements interview
Pouvoir poser les questions qui vous taraudent à un auteur que vous appréciez et sortir plus riche de cet interview, c’est fait !
Waouh ! Je ne m’attendais pas à autant de révélations dans cet interview et je t’en remercie, Sylvain AUDET-GĀINAR. Même si, en fait, elles suscitent presque autant de nouvelles questions…
Merci pour ton humour (sensible même dans les interviews !) et aussi pour les sources que tu partages généreusement : le site du CNSAS (si ! si !), Dorin TUDORAN et Katherine VERDERY. Merci enfin d’avoir (si bien) développé ton projet en tant qu’auteur (question 5 de l’interview). C’est passionnant et éclairant ! Exceptionnel !
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Si vous ne connaissez pas les polars de Sylvain AUDET-GĀINAR, précipitez-vous chez votre libraire favori pour lire la trilogie – sans interruption, cette fois !
On reste branchés sur Sylvain AUDET-GĀINAR et ses polars hilaro-historiques, « entre réalité historique et création littéraire ».
Pour ma part, j’ai hâte de lire Charivari à Bucarest, et plus encore le suivant, que j’espère un polar, bien sûr, et de préférence unitaire… Tu joues avec nos nerfs !
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NOTE 1 : CNSAS : Conseil national pour l’étude des archives de la Securitate.
Chère ADA,
Merci du fond du cœur pour cette interview exceptionnelle. Tes questions étaient incroyablement perspicaces et ont permis d’explorer des aspects de mon travail que je n’avais pas encore partagés publiquement. Ton analyse juste et approfondie de mes romans est un véritable honneur pour moi.
J’ai particulièrement apprécié notre discussion sur le processus de création littéraire et sur les dossiers de la Securitate, qui ont permis de montrer le travail minutieux derrière mes écrits.
Merci aussi pour l’humour et la générosité avec lesquels tu as mené cet entretien. Ton engagement et ta passion pour la littérature transparaissent dans chaque mot, et je suis vraiment reconnaissant de l’opportunité que tu m’as offerte de partager davantage sur mes romans et mes inspirations.
En espérant que nos chemins se croisent à nouveau pour de futures collaborations littéraires.
Bien amicalement,
Sylvain
Des questions perspicaces ? C’est un compliment pour une lectrice de polars comme moi ! L’idée de l’interview est née très vite, comme tu t’en souviens, dans les jours qui précédaient la sortie de Charivari à Bucarest et j’en ai profité pour « poser toutes les questions que je j’avais toujours rêvé de te poser, sans jamais oser le demander »… Je ne m’attendais pas à autant de révélations personnelles et de détails sur ton projet en tant qu’auteur. Merci infiniment d’avoir joué le jeu ! À refaire, oui, avec plaisir…