J’avais beaucoup aimé le premier polar du Roumain George ARION Qui veut la peau d’Andreï Mladin ? Une vraie découverte avec son parti pris de bonne humeur et d’autodérision mordante dans une époque très troublée… Publié en 1985, La Vodka du Diable (titre français) est le deuxième roman de l’auteur.
La particularité de ces polars est d’avoir été écrits au début des années 80, au pire du régime Ceausescu. Bien que très critiques voire subversifs, ils ont, on ne sait vraiment pas comment, échappé à la censure. Autre singularité, ils n’ont été découverts et traduits en français que très tardivement : en 2017 pour La Vodka du Diable…
Le polar et la censure
Pour passer sous les radars des censeurs, rien ne vaut sans doute un genre « mineur » comme le polar. Et tant qu’à faire, une bonne comédie… Comme Qui veut la peau d’Andreï Mladin ?, La Vodka du Diable répond à ces critères. Pourtant, l’auteur ne se prive pas d’y dénoncer conditions de vie difficiles, inégalités et trafics organisés de toutes sortes.
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Bienvenue à Marna !
Après ses aventures bucarestoises, le héros récurrent d’Arion est envoyé se faire oublier en province. Il est censé y écrire des articles bien sentis à la gloire de l’agriculture du pays.
Mais le journaliste Andreï Mladin expérimente surtout :
- « l’éclairage public indolent » (7)
- les coupures d’eau chaude continuelles (21, 39, 71, 127)
- et des pains du petit-déjeuner à l’hôtel « si durs qu’on pourrait s’en servir pour paver les rues » (44),
- sans compter qu’il n’est autorisé à circuler qu’un jour sur deux ! (45)
A l’inverse, notre malheureux héros découvre que la rue du directeur de la fabrique locale est éclairée comme en plein jour (132). Le notable y habite un véritable palais (132-138), avec 2 piscines et 2 voitures pour circuler tous les jours (133).
Le meurtre de l’ancien gardien de la Fabrique le lendemain de son arrivée et le récent suicide du chef de la police sont-ils liés ? Mladin ne peut s’empêcher d’enquêter, mettant au jour injustice sociale, magouilles et collusions à l’échelle de cette petite ville de province.
Comme tout à la Maison des Loisirs de Marna, les institutions roumaines sont en trompe-l’œil dans La Vodka du Diable. Pendant que d’aucuns s’abrutissent de mauvais cognac servi dans des tasses à café (49), les autres boivent du Hennessy (58). Ami d’enfance venu prêter main forte à Mladin, le Colonel Valerian explique : le V de la victoire revient à ceux qui ont « Villa-Volvo » ! (89)
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Tentatives de corruption, d’intimidations, de meurtre
Trop curieux, Mladin subit dans La Vodka du Diable toute la panoplie des mesures couramment utilisées à l’époque pour faire taire gêneurs et dissidents :
- On essaie d’abord d’acheter son silence (59)
- Puis les flics lui conseillent amicalement de lâcher l’affaire (68)
- Comme cela ne suffit pas, il est convoqué devant le maire et invité à faire son autocritique (105)
- L’hôtel veut le mettre dehors (145)
- Enfin, il manque se faire écraser par une voiture diplomatique (146)
- Avant d’être interné en hôpital psychiatrique avec camisole chimique (152).
La belle Mirela qu’il rencontre au début de son aventure aura moins de chance. On la retrouve étranglée sur son lit (143). Le magnétophone qui contenait des preuves a disparu de son sac à main…
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La Vodka du Diable: qui est le journaliste Andreï Mladin ?
Dans La Vodka du Diable, Andreï Mladin reprend son rôle de punching-ball, « doué pour se mettre dans le pétrin », sans jamais perdre son sens de l’humour (77).
Le personnage est bien choisi. Enquêteur par profession et personnalité connue du grand public du fait de ses articles, il est souvent apprécié même par ses adversaires. Ainsi l’un des deux flics appelé sur le premier meurtre « a lu tous [ses] articles » (30). Même lorsqu’ils sont chargés de le rappeler à l’ordre, ils ne peuvent s’empêcher de le trouver « sympa » (69). Mais, bien sûr, le devoir passe avant tout :
« Je suis journaliste. Je viens de Bucarest », tente Mladin, montrant ses papiers. « – Pouvez-vous le prouver ? », répond du tac au tac le policier roumain (30) !!!
Mais surtout, c’est un tendre, qui se déclare lui-même « de la famille de toutes les victimes » (63). Plus proche des petits, des cassés, des écrasés du régime (ou de la vie) que des nantis. Plus ému par les mains « rongée[s] par la soude caustique » de la mère de Miron (43) que par celles d’Irina…
Quand Mladin quitte enfin la boue de Marna à la fin de La Vodka du Diable, ce n’est pas la pluie qui lui brouille la vue, mais les larmes. Emu par les remerciements de la mère de Miron qu’il a innocenté, il fait le détour par le cimetière pour saluer Mirela (178).
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Une intrigue policière complexe
Le personnage d’Andreï Mladin fait donc partie de la grande famille des « détectives amateurs » du polar (176). Non seulement perspicace, résistant, courageux, mais astucieux, il est capable d’installer des pièges et d’y faire tomber ses suspects (132, 136-138).
Petite critique, toutefois, concernant l’écriture de La Vodka du Diable : il y a beaucoup trop de personnages masculins (pauvre Mirela !) et de noms. L’intrigue policière complexe est, du même coup, plus difficile à suivre…
Perdu sans ses livres, Andreï Mladin incarne le dernier rempart de la culture face à la tyrannie de l’argent et du pouvoir. L’humour est ce qui reste et George ARION n’en est pas avare. C’est aussi ce qui fait le charme de ses polars.
On adore l’écouter « prêcher pour sa paroisse » :
« Non seulement je suis un homme curieux, mais en plus j’ai une imagination débordante. Sans doute parce que j’ai lu trop de polars », explique-t-il p. 68 !
Sous les traits du trouble-fête Andreï Mladin, George ARION se fait l’avocat du diable – ou pour reprendre le jeu de mot du titre La Vodka du Diable -, portant avec beaucoup de ruse une parole qui a du mal à se faire entendre autrement.
La Vodka du Diable, un deuxième roman plus noir… et pluvieux !
Dans La Vodka du Diable, George ARION emploie la métaphore de la pluie pour évoquer la situation politique et économique de la Roumanie des années 80.
Pesant, le mauvais temps qui règne sur Marna est évoqué environ toutes les 8 pages. Et, philosophe, l’auteur conclut son récit en écrivant :
« qu’il continuera à pleuvoir des cordes à travers tout le pays pendant une durée indéterminée ! » (181)
Mieux, George ARION en fait un gimmick, un ressort comique, puisque chaque sortie d’Andreï Mladin ou presque lui coûte un costume (25, 62, 69, 105, 117, 131, 146) !
J’avoue que j’aurais bien aimé lire au moins un extrait d’un des deux articles pondus par Mladin sur l’agriculture roumaine ! George ARION choisit de nous épargner la prose propagandiste d’Andrei Mladin aux champs (42), c’est dommage ! Cela manque à notre culture. Face aux réalités si subtilement décrites par George ARION, notre curiosité est peut-être plus là que pour un whodunit bien ficelé. Ceci dit, la critique du régime et de sa corruption est virulente dans La Vodka du Diable…
Rentré à Bucarest, Andreï Mladin achète le journal et – surprise ! – c’est l’un de ses « interminables reportages agricoles » qui est en une, au lieu de son scoop politico-policier ! (181) Dans la capitale aussi, la chape de plomb du pouvoir et des pressions politiques est énorme…
En conclusion, je crois que, dans l’ensemble, j’ai préféré Qui veut la Peau d’Andreï Mladin. Ce premier roman était « plus joyeusement roumain », je dirais. Celui-ci est plus noir, plus triste, peut-être plus désespéré… et en tous cas « pluvieux » !
Par lequel allez-vous commencer ?
En Savoir plus :
- Acheter et lire La Vodka du Diable de George ARION (Genèse Edition, 2017)
Bonjour Ada,
Quelle belle et complète chronique que voilà !
George et moi-même vous remercions énormément pour cette nouvelle analyse pointue de son travail (et du mien).
Je profite également de ce message pour vous informer de mon travail de romancier. J’ai en effet publié aux Editions Ex Æquo en janvier dernier un premier polar intitulé « Du Rififi à Bucarest ».
Je me ferais un plaisir de vous le faire parvenir.
Bien cordialement,
Sylvain Audet-Gainar