Joyeux Noël, les ados !
C’est en lisant « Enquête sur le roman policier pour la jeunesse », sous la dir. de Françoise Ballanger (*), que j’ai eu envie de lire ce polar sorti en 2002.. Et pourtant, à mon sens, « Comment j’ai tué mon père sans le faire exprès » de l’écrivain anglais Kevin BROOKS est tout sauf un polar jeunesse !
Si les héros sont des ados (Martyn a 14 ou 15 ans, son amie Alex 17) avec des vies, des pensées et des rêves d’ados, le jeune ici n’est pas enquêteur, mais apprenti criminel, l’intrigue n’est ni simple, ni simplifiée, aucune valeur morale quelle qu’elle soit (justice, amitié…) n’est véhiculée par le récit et surtout, c’est une vision de la justice assez particulière qui triomphe à la fin de l’aventure…
Martyn Pig, adolescent fragile…
L’aventure ?
Juste avant Noël, une semaine pas tout à fait « normale » de la vie d’un ado anglais dont le père est alcoolique, parfois violent, et dont la mère a depuis longtemps mis les voiles…
Peu importe à Martyn Pig (oui, oui, autrement dit « Martin cochon » !), l’adolescent en question. Il s’est construit une carapace, sait analyser les différentes phases d’alcoolisme de son père (étape 1, étape 2… jusqu’à l’étape 4 : le coma éthylique) (38-40), évite de la ramener quand il ne faut pas, et surtout, il a découvert la lecture des polars (Sherlock Holmes, mais aussi Agatha Christie et Raymond Chandler) (30), qui décrivent un monde où tout est beaucoup plus logique et simple que dans « la réalité réelle », comme il l’appelle (265). A la télévision, son héros favori est « ce bon vieux Morse [l’inspecteur de la série télé britannique « Inspector Morse », NDLR] qui finit toujours par tout démêler. » (42)
Et puis, il y a Alex, Alex et son sourire (19), Alex et ses yeux qui brillent (20), Alex et ses cheveux noirs de geai (21), avec qui il se sent bien, « assis là à bavarder, à ne rien faire, à regarder le monde tourner » (21). Alex qui passe chez lui presque tous les jours (32) ou qu’il rencontre à l’arrêt du bus et qui ne se retourne jamais une fois qu’elle a grimpé à bord (21).
Peut-être aurait-il dû se méfier ? …
Comme un enfant en train de basculer vers l’âge adulte, Martyn s’étonne du manque de relief de la réalité par rapport aux séries télé :
« Étranges, le manque d’émotion, l’absence de spectaculaire dans la réalité. Quand les choses arrivent pour de vrai, une situation extraordinaire, on n’entend ni musique ni pom-pom-pom-pom ! Pas de gros plans. Pas de prises de vue dramatiques. Il ne se passe rien. Rien ne s’arrête, le monde continue à tourner. » (47)
Mais n’est-ce pas plutôt Martyn qui manque d’empathie, de réaction, d’enthousiasme ?
« Où part la couleur ? », s’interroge-t-il ? Rien ne semble le concerner (127).
Même le fauteuil de son père, qu’il peut maintenant appeler « mon fauteuil » a « une couleur brun-gris sale, la couleur qu’on obtient quand on mélange ensemble toutes les couleurs de la boîte de peinture. » (189)
Est-ce la misère du quartier où il vit qui déteint sur son humeur ? On peut le croire, car l’écriture de Kevin BROOKS est réaliste et sans concession, dans le genre noir, très noir :
« Ce quartier, par exemple. Ces maisons sordides, ces petites rues crades, ce ciel mort. Rien, Pas de vie, rien qui bouge. Trop de gens qui n’ont rien à dire, rien à faire et nulle part où aller. Des âmes grises. Qui attendent que tout ça se termine. Voilà, c’est ça que j’ai, moi. Cet endroit où des choses infimes comptent infiniment pour des gens minuscules. Où rien ne rime à rien, où on mange, on boit, on se reproduit, on vieillit et on meurt. Voilà ce qu’on a. Un nouveau millénaire. L’Ere de la Technologie. Le résultat de millions d’années d’évolution. Moi, tout seul, dans une sale petite baraque, une sale petite rue, une sale petite ville.
J’ai fermé les rideaux, j’ai éteint la lumière et je me suis allongé dans l’obscurité. » (128)
Même la magie de Noël n’a pas prise : le Père Noël de Sainsbury’s est juste « terrifiant », maigre au point de pouvoir faire deux tours avec la ceinture de son costume, et il a une tête de « serial killer » (!)… (14)
Ou peut-être s’agit-il d’une description à l’emporte-pièce – comme on en trouve souvent dans la littérature jeunesse – de l’ado typique typiquement cafardeux et déprimé ? L’ado qui se regarde dans la glace de la salle de bain pendant que son bain coule, et ne se reconnaît pas :
« Mon reflet me contemplait dans le miroir accroché au mur.
– Quoi ? j’ai dit.
La tête en face, reflétée dans la glace embuée, est restée indifférente.
Je voyais un garçon qui n’avait pas l’air en harmonie avec son corps […] » (62)
Comment j’ai failli devenir un serial killer…
Pire que cela, du fait de son parcours tourmenté, la personnalité de Martyn semble être au bord de la dislocation et sa psychologie partage de nombreux traits avec celle d’un psychopathe :
- Il est extrêmement sensible au bruit::
« Un bruit de fous. Trop de monde, trop d’immeubles, trop de bruit, trop de tout.
Il est là en permanence, ce bruit, mais personne ne l’écoute jamais. Parce que, dès qu’on commence à prêter l’oreille, on ne peut plus s’arrêter, et à la fin, ça rend complètement maboul » (17).
Ses sens sont exacerbés, au point que le son de la pluie tombant sur les fenêtres devient insoutenable :
« Il s’est mis à pleuvoir. La pluie ne me dérange pas. A vrai dire, j’aime bien ça. J’aime la façon dont elle tombe du ciel pour mouiller et affoler tout le monde. Je trouve ça drôle. Mais là, il pleuvait de cordes ; ça ruisselait. Ca tambourinait sur la fenêtre. Les rafales ébranlaient les vitres. De plus en plus fort. Avec une telle insistance. Ca tambourinait, ça tambourinait. Fort, tellement fort, on aurait dit des milliers de doigts énervés qui frappaient au carreau.
Insupportable. » (83)
- « Dans le coin, il n’y a nulle part où aller, pas un seul endroit qui ne soit plein de bruit et de fureur » (135), note-t-il. Sa maison, bien que peu accueillante (surtout depuis que s’y trouve le cadavre de son père !) est encore l’endroit où il se sent le plus en sécurité (152) et la cohabitation avec un cadavre ne semble absolument pas le troubler.
- Il cauchemarde abondamment, interrogé conjointement par Morse et Sherlock (59-61), a des hallucinations (80-81, 145-147), parle au mort, exige des comptes (66-67), gamberge beaucoup et justifie mentalement ses actes en même temps qu’il fait des plans avec Alex pour se débarrasser du corps (76).
- Un joueur de flûte invisible (64, 162) est responsable du fait que « ce qui arrive, arrive » (162) et il a développé une morale aussi personnelle que perverse : « Le mal est quelque chose de relatif » (99), explique-t-il à Alex :
« Le bien, le mal. Avoir raison, avoir tort. Quelle est la différence ? Qui en décide ? » […]« C’est quoi, la loi ? […] Ce n’est que l’opinion de quelqu’un. » (99)
Et plus loin :
« Quelque chose est mal uniquement si tu penses que ça l’est. Si tu penses que c’est bien, et les autres que c’est mal, alors ce n’est mal que si tu te fais pincer. » (100)
Une vraie morale de criminel !
- Peu sûr de l’existence du monde et des gens en dehors de lui (101), c’est de ce manque de connexion à la réalité qu’il tire sa force :
« Tu crois que ça m’intéresse, ce qui arrive ? A moi, aux autres, à n’importe qui ? Je suis au courant, moi. Je sais. Rien n’a d’importance. C’est ce qui me rend fort. Ma force se trouve dans l’essence même de ma faiblesse. » (89-90)
- Il est obsédé par la mort, l’obscurité, le vide, et ce, depuis l’enfance :
« Quand j’’étais petit, je pensais souvent à ma mort. […] je me rends compte que pas grand-chose n’a changé – je suis toujours le même gosse couché dans son lit le soir à la recherche du vide. » (197)
- et a déjà fait l’expérience de la mort, gamin, en tuant un oiseau avec un pistolet à air comprimé :
« Une fois, j’ai tué un oiseau. Quand j’étais môme. Je l’ai descendu. […] Je regardais, bouche bée. Je l’avais tué. J’avais mis un terme à sa vie. Je l’avais étendu raide mort. Il avait suffi que j’appuie sur la détente pour l’étendre raide mort. Je le revois encore aujourd’hui, petit paquet de plumes affaissées, le cou brisé, une goutte de sang rouge et brillant sur le bec. Inerte et insensible.
Ça m’a laissé glacé. Honteux. Effrayé. Je me suis senti sale et méchant.
Mais en même temps, je ressentais également autre chose. Pas si désagréable. Je ne sais pas. Un sentiment de puissance, peut-être. De maîtrise. De force. Quelque chose comme ça. Une sensation très troublante. […] » (206-207)
- Et surtout, il s’aperçoit qu’il ne ressent strictement rien, alors même qu’il doit manipuler le cadavre de son père. (159)
Effrayant !
D’un côté, le gamin et ses rêves enfantins – partir loin, vivre sur une île, monter sa propre agence de détectives privés en ville… (129) -, de l’autre la réalité qui lui tombe dessus, avec la mort de son père (45), l’héritage de 30.000 £ arrivé au courrier (64) et l’irruption de Dean le voyou au milieu de ses petits arrangements avec Alex (83)…
« Je ne sais pas quand tout cela s’est arrêté. A un certain âge, la réalité vous rattrape par la peau du cou et vous crie en pleine figure : « Hé, réveille-toi, la vie, c’est comme ça ! » Et on est bien obligé d’ouvrir les yeux et de regarder, d’écouter et de sentir : les gens qui ne vous aiment pas, les choses qu’on ne veut pas faire, celles qui font souffrir, celles qui font peur, les questions sans réponse, les sentiments qu’on ne comprend pas, ceux qu’on refuse, mais qu’on ne peut pas maîtriser.
La réalité. » (104-105)
Un dialogue entier répété tel quel, à quelques pages de distance (71-74) et (85-86) et l’image du Père Noël à l’air de serial killer dès la page 14 du livre font de l’histoire de Martyn Pig, bien plus que la « tranche de vie » d’un ado, un coup d’œil effrayant dans les profondeurs abyssales de la personnalité d’un psychopathe.
Que se serait-il passé si Martyn avait rencontré des obstacles sur son chemin : Tante Jeanne ? Dean ? S’en serait-il débarrassé avec autant de facilité qu’il s’est débarrassé de la dépouille de son père ?
Le livre apparaît finalement assez effrayant et dérangeant, car on a tout simplement l’impression d’assister à la naissance d’un tueur en série – un jeune garçon de 14-15 ans ! -, de vivre dans son intimité.
Ainsi, ce qu’on peut prendre pour un « polar jeunesse » va en fait beaucoup plus loin, racontant peut-être l’histoire d’un tueur en série qui s’ignorait et va, au terme d’une « intrigue plus tortillée qu’un serpent qui a mal au ventre » (31), abandonner la partie, lorsqu’il se découvre pris de vitesse par beaucoup plus fort que lui.
L’histoire commence à se déconstruire doucement à partir de la page 238, et Martyn Pig « atterrit » enfin et comprend tout pp. 247-248 : « Quand on a éliminé l’impossible, ce qui reste, même si c’est improbable, ne peut être que la vérité », note le héros avec humour, en citant Sherlock Holmes (247) !!!!
Arrêté par la police la veille de Noël, Martin commence par faire semblant de pleurer, pour les caméras, puis s’effondre : « Impossible de m’arrêter. Assis sur le bord de mon lit, j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps, comme un bébé » (275)
Cette rencontre de hasard avec la mort (de son père) et le crime va faire naître Martin à lui-même, à sa personnalité d’adulte, non sans un détour vertigineux qui fait tout le piquant du livre… C’est comme une renaissance… Un soir de Noël !
Après tout, en psychologie, « tuer le père » – même par accident ! -, est bien le moyen d’accéder à l’âge d’homme ! En cela, finalement, le polar de Kevin BROOKS « Comment j’ai tué mon père sans le faire exprès » n’est peut-être pas si dénué de toute moralité.
« Comment j’ai tué mon père sans le faire exprès », l’histoire d’un potentiel serial killer qui au dernier moment préfère encore choisir le droit chemin ? C’est de cette manière que nous avons lu le premier roman de Kevin BROOKS. Un roman super bien écrit, facile à lire, très bien traduit et dont nous recommandons chaudement la lecture !
L’avez-vous lu ? Avez-vous vu le psychopathe dans Martyn Pig ou juste l’ado paumé ?
(*) Ouvrage publié à l’occasion de l’exposition « Coup de jeune sur le Polar » présentée à la BILIPO du 04/11/2003 au 28/02/2004
En Savoir plus :
- Acheter et lire « Comment j’ai tué mon père sans le faire exprès » de Kevin BROOKS (Ed. Milan)
- Acheter et lire « Enquête sur le roman policier pour la jeunesse » sous la direction de Françoise Ballanger (Ed. Paris bibliothèque, 2003)